Le marxisme et les Evangiles (3 – Friedrich Engels)

“La critique de la religion est la condition de toute critique” (Marx).

Nous entamons sur ce blog une série de publications sur la critique des évangiles par Marx et Engels, à la suite des positions prises dans les années 1840 par les “Jeunes Hégéliens”.

3 – Friedrich Engels

Reprenant ses travaux de jeunesse [1], Engels se replongera dans l’étude du christianisme primitif. Il écrit trois articles à ce sujet. « Bruno Bauer et le christianisme primitif » à la mort de Bauer (1882), « Le livre de l‘Apocalypse » (1883), «Contribution à l’histoire du christianisme primitif » (1894-1895). Dans la nécrologie de Bauer, il met en exergue la contribution de Bruno Bauer à la compréhension de la domination du christianisme. «La contribution de Bruno Bauer pour répondre à cette question est beaucoup plus importante que celle de quiconque. Par l’étude de la langue, Wilke avait démontré que les Evangiles s’étaient succédé dans le temps et étaient interdépendants. Bruno Bauer refit la démonstration, de façon irréfutable, à partir du contenu des Evangiles, en dépit du désir des théologiens semi-croyants de la période de réaction qui a suivi 1849 de s’opposer à sa démarche. Il a dévoilé le caractère antiscientifique de la confuse théorie de Strauss sur les mythes qui donnait loisir à chacun de tenir pour historique ce qui lui plaisait dans les récits évangéliques. Et si dans cette affaire il apparut que, de tout le contenu des Evangiles, presque rien n’était historiquement vérifiable -si bien que l’on peut même mettre en doute l’existence historique d’un Jésus-Christ, Bauer a, ce faisant, seulement déblayé le terrain pour répondre à la question : quelle est l’origine des représentations et des idées qui ont été rassemblées dans le christianisme en une espèce de système, et comment parvinrent-elles à dominer le monde ?

C’est de cette question que Bauer s’est occupé jusqu’à la fin. Ses recherches culminent dans ce résultat : le Juif alexandrin Philon, qui vivait encore en l’an 40 de notre ère, mais était très vieux, est le vrai père du christianisme et le stoïcien romain Sénèque pour ainsi dire son oncle.» (Engels, Bruno Bauer et le christianisme primitif, Paru dans le Sozialdemokrat nos 19 et 20 du 4 et du 11 mai 1882.)

Dans « Le livre de l’Apocalypse », Engels reprend à son compte l’essentiel de cette thèse «Si, en effet, à considérer la doctrine, on peut appeler Philon le père du christianisme, Sénèque fut son oncle.» (Engels, Le livre de l’Apocalypse).

Dans son « Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande », Engels revient sur cette période qu’il résume ainsi :

«(…) lorsque, en 1840, la bigoterie orthodoxe et la réaction féodale absolutiste montèrent sur le trône avec Frédéric-Guillaume IV, il ne fut plus possible de ne pas prendre ouvertement parti. On continua encore à mener la lutte à l’aide d’armes philosophiques, mais non plus, cette fois, pour des buts philosophiques abstraits ; il y allait directement de la destruction de la religion traditionnelle et de l’Etat existant. Et si, dans les Annales allemandes, les buts finaux pratiques apparaissent encore pour la plupart sous un travestissement philosophique, l’école jeune-hégélienne se dévoila nettement, dans la Gazette rhénane de 1842, comme la philosophie de la bourgeoisie radicale montante, et elle n’utilisa plus le masque philosophique que pour tromper la censure.

Mais comme la politique était, à cette époque, un domaine très épineux, la lutte principale fut menée contre la religion. N’était-ce pas d’ailleurs, indirectement aussi, surtout depuis 1840, une lutte politique ? La première impulsion avait été donnée par Strauss dans la Vie de Jésus (1835). Plus tard, Bruno Bauer s’opposa à la théorie développée dans cet ouvrage sur la formation des mythes évangéliques en démontrant que toute une série de récits évangéliques ont été fabriqués par leurs auteurs eux-mêmes. La lutte entre ces deux courants fut menée sous le manteau philosophique d’un conflit entre la « conscience de soi » et la « substance ». La question de savoir si les histoires miraculeuses de l’Evangile étaient nées du fait de la formation de mythes par voie inconsciente et traditionnelle au sein de la communauté, ou si elles avaient été fabriquées par les évangélistes eux-mêmes fut enflée jusqu’à devenir la question de savoir si c’était la « substance » ou la « conscience de soi » qui constituait la force motrice décisive de l’histoire du monde. » (Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Editions sociales, p.20-21 [2]).

Plus loin, Engels fait le bilan des grandes figures produites par la gauche hégélienne. «Strauss, Bauer, Stirner, Feuerbach furent autant de prolongement de la philosophie hégélienne, dans la mesure où ils ne quittèrent pas le terrain philosophique. Après sa Vie de Jésus et sa Dogmatique, Strauss n’a plus fait que de la littérature philosophique et de l’histoire religieuse à la Renan ; Bauer n’a réussi à faire quelque chose que dans le domaine de l’histoire de l’origine du christianisme, mais en vérité une chose remarquable ; Stirner resta une curiosité, même après que Bakounine l’eut amalgamé avec Proudhon et qu’il eut baptisé cet amalgame « anarchisme » ; Feuerbach seul fut éminent en tant que philosophe. » Engels, o.p.c., p.57)

Mais, on ne saurait en tirer la conclusion qu’Engels partage les thèses de Bauer. Dans le dernier article qu’il eut l’occasion de consacrer à l’histoire du christianisme primitif, Engels revient plus précisément sur l’œuvre de Bauer, tout comme il reprend le thème de l’Apocalypse.

« L’autre tendance est représentée par un seul homme : Bruno Bauer. Son grand mérite est d’avoir impitoyablement critiqué les Evangiles et les Epîtres apostoliques, d’avoir été le premier à prendre au sérieux l’examen des éléments non seulement juifs et gréco-alexandrins, mais aussi grecs et gréco-romains qui ont permis au christianisme de devenir une religion universelle. La légende du christianisme né de toutes pièces du judaïsme, partant de la Palestine pour conquérir le monde avec une dogmatique et une éthique arrêtées dans leurs grandes lignes, est devenue impossible depuis Bruno Bauer ; désormais elle pourra tout au plus continuer de végéter dans les facultés théologiques et dans l’esprit des gens qui veulent « conserver la religion pour le peuple », même aux dépens de la science. Dans la formation du christianisme, tel qu’il a été élevé au rang de religion d’Etat par Constantin, l’Ecole de Philon d’Alexandrie et la philosophie vulgaire gréco-romaine — platonique et notamment stoïcienne — ont eu leur large part. Cette part est loin d’être établie dans les détails, mais le fait est démontré, et c’est là surtout l’oeuvre de Bruno Bauer ; il a jeté les bases de la preuve que le christianisme n’a jamais été importé du dehors, de Judée, et imposé au monde gréco-romain, mais qu’il est, du moins dans la forme qu’il a revêtu comme religion universelle, le produit le plus authentique de ce monde. Naturellement, dans ce travail, Bauer dépassa de beaucoup le but, comme il arrive à tous ceux qui combattent des préjugés invétérés. Dans l’intention de déterminer, même au point de vue littéraire l’influence de Philon, et surtout de Sénèque, sur le christianisme naissant, et de représenter formellement les auteurs du Nouveau testament comme des plagiaires de ces philosophes, il est obligé de retarder l’apparition de la nouvelle religion d’un demi-siècle, de rejeter les récits qui s’y opposent des historiens romains, et, en générale, de prendre de graves libertés avec l’histoire reçue. Selon lui, le christianisme comme tel n’apparaît que sous les empereurs Flavien, la littérature du Nouveau Testament que sous Hadrien, Antonin et Marc-Aurèle. En conséquence, on vit aussi disparaître chez Bauer tout fond historique pour les récits du Nouveau Testament relatifs à Jésus et à ses disciples ; ils se résolvent en légendes où les phases de développement interne et les conflits moraux des premières communautés sont transposés et attribués à des personnages plus ou moins fictifs. Ce ne sont ni la Galilée ni Jérusalem, mais bien Alexandrie et Rome qui sont, d’après Bauer, les lieux de naissance de la nouvelle religion. »

Engels se tient à distance, dans le cadre des connaissances de son époque – c’est lui qui insiste particulièrement sur ce point -, aussi bien de la thèse extrême, athée, de Bruno Bauer que des travaux théistes de l’école de Tübingen [3]. Pour Engels la vérité, compte tenu de l’état de la recherche de son temps, doit se situer entre les deux points de vue [4].

[1] Lettres du Wuppertal (1838-1839); articles du Telegraph für Deutschland et du Morgenblatt für Gebildete Leser (1839-1841). Lettres aux frères Grœber, étudiants en théologie à Berlin, (1838-1841).

[2] La note des éditeurs qui présente les œuvres de Strauss et Bauer dit : « Strauss y présente Jésus-Christ non comme dieu, mais comme une éminente personnalité historique. Il tient les récits des Evangiles pour des mythes surgis de manière quasi-inconsciente dans les communautés chrétiennes. Dans sa critique de Strauss, Bruno Bauer lui reproche d’avoir méconnu le rôle de la conscience dans la création des mythes. » id note p.21

[3] Dont l’exonyme français de l’époque est Tubingue.

[4] « Par conséquent, si dans le résidu qu’elle ne conteste pas de l’histoire et de la littérature du Nouveau Testament, l’école de Tubingue nous a offert l’extrême maximum de ce que la science peut, de nos jours encore, accepter comme étant sujet à controverse, Bruno Bauer nous apporte le maximum de ce qu’elle peut y contester. La vérité se situe entre ces extrêmes. Que celle-ci, avec nos moyens actuels, soit susceptible d’être déterminée, paraît bien problématique. De nouvelles trouvailles, notamment à Rome, dans l’Orient et avant tout en Egypte, y contribueront bien davantage que toute critique. » Engels, histoire du christianisme primitif, Marx Engels, Sur la religion, Editions sociales, p.303)

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