Réponse aux critiques

LIRE LE TEXTE (PDF) : Réponse_Critiques

Comme il était prévisible, notre dernier texte sur la Catalogne a suscité quelques réactions. Alors que nos travaux menés depuis  plus de 40 ans n’ont engendré que du silence et de très rares remarques, ce texte politique nous vaut la réaction du prolétariat universel[1] et du Foro político-social internacionalista[2] relayée par le blog Pantopolis.

Compte-tenu de l’ampleur du sujet, nous ne poserons ici que quelques rappels théoriques et de principe, sans rentrer dans le détail de la question nationale en général et de l’Europe en particulier, sujets que nous aborderons par la suite, dans un autre texte.

[1] https://proletariatuniversel.blogspot.fr/

[2] http://inter-rev.foroactivo.com/t7320-en-el-bosque-de-la-confusion-y-por-las-ramas-critica-a-un-texto-de-robin-goodfellow-sobre-la-independencia-de-cataluna

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La situation politique en France après les élections de 2017

EXTRAIT :

 » Venons-en donc à l’analyse de ce que représente, en France, le récent changement de l’équipe au pouvoir. La façon dont se recomposent les différentes fractions et expressions politiques n’est pas indifférente, sans bien sûr accorder crédit aux imbécillités des journalistes qui voient une « révolution » dans l’arrivée au pouvoir de Macron[1] et de des troupes.

Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une reconfiguration du paysage politique qu’il importe d’analyser à l’aune de la situation du capitalisme en France, du capitalisme mondial et de la recomposition des rapports de force à l’échelle internationale. »

[1] Reproduisant ainsi l’enflure du discours de celui qui a intitulé son livre, précisément, « Révolution ».

Lire le texte en Pdf : Analyse France 2017-Robin Goodfellow

La situation politique au Brésil

Pour lire le texte en entier : Situation-Brésil-juin2016

INTRODUCTION

Les événements politiques qui se sont produits à un rythme accéléré au Brésil,[1] dans un contexte de tension marquée par la polarisation entre ceux qui étaient pour l’impeachment de Dilma Rousseff et ceux qui appuyaient le gouvernement PT, sont des manifestations visibles aussi bien de la crise économique qui frappe le pays depuis quelques temps, que de la recherche par les différentes fractions de la bourgeoisie[2] d’une expression politique plus adéquate pour la représenter au sein de l’Etat dans la situation actuelle.

Ce changement d’attitude de la majorité des fractions de la bourgeoisie vis-à-vis du gouvernement actuel montre de manière éloquente que pour elle le gouvernement de Dilma n’est plus un “bon” gouvernement. Mais, du point de vue de la bourgeoisie, que serait un “bon” gouvernement dans une situation idéale ? La réponse coule de source : ce serait un organe capable de permettre à l’ensemble de la bourgeoisie de gouverner, de garantir la tranquillité des affaires et l’ordre social sur le plan interne, et notamment de s’assurer du soutien du prolétariat, de présenter un visage fort et assuré sur le plan externe, de garantir la sécurité des frontières (bref de défendre les intérêts impérialistes du Brésil) et de favoriser la production du maximum de plus-value, y compris en faisant de la lutte des classes un facteur de rationalisation et de développement de la production capitaliste. Cette situation idéale présuppose que tout ceci se déroule dans une phase d’expansion de l’accumulation qui favorise des relations sociales plus “malléables” et fluides et évite l’éruption de conflits importants. Cependant, le meilleur gouvernement bourgeois – “meilleur” du point de vue bourgeois, évidemment – ne peut pas étouffer la lutte des classes ni les contradictions et les conflits de pouvoir qui se manifestent dans la société.

Les diverses fractions de la bourgeoisie entrent en concurrence pour la production et la répartition de la plus-value produite, qui se décompose notamment en profit, intérêt, rente et impôts. Au sein de cette concurrence, les capitalistes industriels peuvent s’opposer aux propriétaires fonciers, les industriels aux capitalistes du commerce, la bourgeoisie à l’Etat ; les orientations du développement industriel peuvent amener différentes branches à s’opposer entre elles, comme par exemple les lobbies du transport routier face à ceux du transport ferroviaire ou fluvial. L’ouverture et l’expansion de marchés, les outils pour faciliter l’installation d’entreprises, les recours aux crédits sélectifs pour favoriser certains secteurs de l’économie ayant un fort pouvoir de lobbying auprès du gouvernement, etc. sont des mesures politiques qui indiquent le rapport de forces entre fractions bourgeoises, et ses manifestations à travers les représentations (partis) politiques au sein de l’Etat. Naturellement, le puissant antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat est toujours présent et s’exprime de manière plus ou moins aigue selon les circonstances. Pour les fractions de la bourgeoisie, la question est celle de la production du maximum de plus-value et de sa répartition, pour le prolétariat il s’agit, sur le plan immédiat, de résister à une exploitation qui tend à être toujours plus importante[3].

Ainsi, le “bon” gouvernement pour la bourgeoisie, est celui qui arrive à maintenir, au milieu de tout cela, les équilibres et la paix sociale. En revanche, les intérêts du prolétariat révolutionnaire sont, eux, totalement inverses. Il a tout intérêt à ce que l’Etat bourgeois se trouve affaibli, que les partis qui représentent les différentes fractions de la bourgeoisie s’affrontent entre eux et se trouvent dans une situation de grande faiblesse pour assurer la conduite des affaires publiques d’un “bon” gouvernement. Le prolétariat, par conséquent, ne peut rester indifférent à l’évolution de la représentation politique du camp bourgeois et à ses difficultés, car elles lui sont favorables. Pour cette raison des événements comme ceux qui secouent le Brésil depuis bientôt deux ans méritent une analyse circonstanciée, du point de vue des intérêts du prolétariat, ce qui ne veut pas dire que ce dernier ait – dans le cas particulier [4]– à apporter son soutien à l’un ou l’autre camp.

Comme nous l’avons déjà dit il y a 15 ans dans notre texte d’analyse sur le “18 Brumaire”,[5] si la lutte des classes détermine les évolutions des partis, alors l’étude de cette évolution constitue un indicateur, même grossier, des tendances de la lutte des classes ou du moins des relations entre les classes. Comme les classes sociales (en y incluant évidemment le prolétariat) doivent être représentées au sein de la société, on peut reconnaître, sous la surface immédiate des phénomènes, les tendances aux bouleversements plus profonds entre les diverses fractions de la société, qu’elles se situent dans le camp bourgeois ou dans le camp prolétarien. Quant au prolétariat, même lorsqu’il ne dispose pas de son expression politique, de son parti de classe autonome et opposé à tous les autres partis de la société, il continue à exister et à s’exprimer politiquement, même sous une forme contradictoire et non révolutionnaire.

Au Brésil, particulièrement au cours de ces dernières années, différentes fractions de la bourgeoisie pressées par les difficultés issues de la crise mondiale de 2008-2009 s’efforcent d’arriver à un accord général sur le plan politique afin de déloger le PT du pouvoir. Ces derniers temps, alors que le Brésil retrouve une crise que le PT a tenté de juguler et a réussi à différer pendant quelques années, la dispute devient d’autant plus féroce que la concurrence entre les fractions de la bourgeoisie s’avive du fait de la baisse brutale du taux de profit. Ce mouvement a commencé à se manifester ici et là depuis la mi-2012, via des frictions au sein du Congrès national (Chambre des députés et Sénat fédéral)[6].

Nous ne chercherons pas ici à rappeler et analyser dans le détail l’évolution de ces expressions politiques, tant celles du camp bourgeois que celles du camp prolétarien, qui finirent par déboucher sur les événements actuels au Brésil, ni à raconter sur le mode journalistique et à chaud les derniers événements qui agitent le pays et évoluent rapidement à mesure des péripéties du long processus de destitution[7] et de ses conséquences politiques. Ce qui nous intéresse c’est de commenter deux liés à ces phénomènes :

  • la crise économique actuelle
  • la possibilité que les fractions de la classe bourgeoise forment un gouvernement capable d’assurer pour quelque temps la “paix politique et sociale” pour la libre exploitation de la classe prolétarienne, capable d’étouffer pendant quelques temps les revendications économiques et sociales du prolétariat, fortement touché par la crise économique.

Le principal défi posé à un tel gouvernement est de pouvoir compter sur l’appui d’une partie significative du prolétariat, car comme le disait déjà Engels, “la bourgeoisie a appris qu’elle ne parviendrait jamais à dominer politiquement et socialement la nation, autrement qu’avec l’aide de la classe ouvrière.” (Préface de 1892 à la réédition de “La situation de la classe laborieuse en Angleterre”, Editions sociale, p. 393)

[1] Rappelons, pour le lecteur francophone, que le Brésil est une république fédérale, à l’image des Etats-Unis. Le libellé exact de l’Etat est « République Fédérative du Brésil ». On a donc un niveau de gouvernement état par état, et le niveau fédéral représenté par le gouvernement central et les chambres haute et basse.

[2] Avec le développement du mode de production capitaliste, se développent des formes sociales de propriété (sociétés par actions, holdings, etc.) et les différences entre capitalistes et propriétaires fonciers tendent à disparaître, de manière plus ou moins affirmée en fonction du développement des rapports sociaux capitalistes d’un pays. La classe capitaliste et la classe des propriétaires fonciers tendent, par conséquent, à se fondre entre elles, à s’interpénétrer, les uns achetant les terres et les immeubles qui deviennent propriété sociale, les autres devenant actionnaires et capitalistes. Ainsi dans ce texte nous appelons bourgeoisie ou classe bourgeoise l’ensemble des diverses fractions de l’industrie, des finances, de l’agro-alimentaire, du grand commerce, des mines, etc. Plus de détails sur cette tendance peuvent être trouvés dans notre publication : « Le marxisme en abrégé », disponible en PDF sur notre site www.robingoodfellow.info ou en livre papier sur le site www.lulu.com

 

[3] On voit aussi comment de nouveaux acteurs dans le cadre de l’activité capitaliste cherchent à influencer les états pour promouvoir leur nouveau « modèle économique ». Par exemple Uber, dans le domaine du transport urbain se présente, dans les termes de l’idéologie bourgeoise, comme une firme moderne et libérale, s’oppose à fractions de la classe capitaliste et des classes moyennes (sociétés employant des chauffeurs salariés, artisans chauffeurs de taxi) et ramène le salariat à une forme de travail indépendant ou de travail à domicile. De nationalité américaine à la base, la firme couvre un très large champ international, se confrontant ainsi aux législations propres de chacun des états où elle cherche à s’implanter.

[4] Mais, comme le dit Engels en 1889 dans une lettre à Gerson Trier : “Cela n’exclut pas, cependant, que ce parti puisse momentanément utiliser à ses fins d’autres partis. Cela n’exclut pas davantage qu’il puisse soutenir momentanément d’autres partis pour des mesures qui représentent ou bien un avantage immédiat pour le prolétariat, ou bien un progrès dans le sens du développement économique ou de la liberté politique. Pour ma part, je soutiendrais quiconque lutte véritablement en Allemagne pour l’élimination de la succession par ordre de primogéniture et d’autres survivances féodales, de la bureaucratie, des droits de douane, des lois de répression contre les socialistes, des restrictions au droit de réunion et d’association. »

[5] Cf. “Notes sur le Bonapartisme. A propos du « 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte »”, de Juin 2001, accessible sur notre site

[6] Nous ne distinguerons pas, dans ce texte les poids des représentations politiques et des lobbies des fractions de la bourgeoisie au sein du Parlement comme indicateur grossier de la lutte des classes, bien qu’il soit notoire qu’à la Chambre des Députés prédominent de loin les intérêts personnels les plus mesquins et les chasses gardées au sein du système de coalitions entre les partis. La grande masse des députés s’exprime peu ou pas du tout, appuyant ses leaders qui expriment politiquement les intérêts de ces fractions. Au Sénat fédéral, le mouvement des partis politiques, du fait du mode d’élection, tend à indiquer déjà de manière plus fine les intérêts des différentes fractions bourgeoises.

[7] Sur le modèle américain, les brésiliens désignent par l’anglicisme « impeachment » la procédure de destitution prévue par la Constitution. Nous le traduirons systématiquement ici par « destitution ».

Tract du comité interpro Paris-Est diffusé le 2/12 devant le tribunal de Bobigny (procès Air France)

 

Inculpations des ouvriers d’Air France.
Intimidations, répression policière, tribunaux, état d’urgence : la bourgeoisie, par peur du prolétariat, se donne tous les moyens pour se prémunir d’une réaction d’ensemble des travailleurs.

En faisant donner sa police au petit matin du 12 octobre pour arrêter des militants ouvriers et syndicaux d’Air France, comme des mafieux et en en donnant la plus grande publicité médiatique, le gouvernement espère avoir fait une démonstration de force et décourager toute velléité de résistances aux attaques anti-ouvrières.
Il montre ainsi la peur qu’il a de voir tous les mécontentements, la rage et les frustrations accumulées lui exploser au visage. Si quelqu’un avait encore des doutes sur le fait que ce gouvernement ne fait que défendre les intérêts du capital, il trouvera dans l’attitude de Valls de quoi les effacer.
Tous les gouvernements européens prennent des mesures drastiques pour mener à bien ce qu’ils appellent des « réformes ». Le but est de faire payer au prolétariat la remise en cause de la hiérarchie mondiale des nations bourgeoises du fait de la montée en puissance de nouveaux concurrents (et qui revient à accroître l’exploitation de la classe ouvrière). L’Etat français a étalé les attaques et doit maintenant rattraper son retard…
La classe ouvrière allemande a eu droit au programme Hartz4 du social-démocrate Schröder dès le début des années 2000 ; la classe ouvrière anglaise a subi les attaques de Blair dont Cameron est le digne rejeton, lui qui, encore tout récemment a inscrit des limites au droit de grève ; l’italien Renzi, social-démocrate a imposé le job acts et les conservateurs grecs et espagnols ont imposé des cures d’austérité draconiennes poursuivies aujourd’hui par Syriza en Grèce et demain par Podemos en Espagne. Partout, en plus des mesures économiques, une répression féroce s’abat sur les travailleurs et des lois liberticides restreignent le droit de manifestation, le droit de grève, tous ces éléments conquis de haute lutte par le mouvement ouvrier international et toujours plus rognés et remis en cause.
Alors pourquoi le gouvernement Hollande-Valls ne remet-il pas en cause frontalement les 35 heures et les lois sur le temps de travail, préférant les grignoter à coup d’autorisations de travail du dimanche ou en donnant plus de latitude aux entreprises pour négocier le temps de travail et les salaires (volet flexibilité de la loi ANI) ? Jusqu’à présent, il a louvoyé, en créant des lois-fleuves incompréhensibles (la loi Macron) pour y enclore précieusement des éléments-clés visant à détruire le Code du travail.
C’est que la bourgeoisie est toujours dans la hantise d’une résurgence de la lutte de classes. Comme le disait Sarkozy (interview au Monde en 2009) « les Français ont guillotiné le roi », « au nom d’une mesure symbolique, ils peuvent renverser le pays ». Et si la bourgeoisie a peur de son histoire passée, elle a en plus la haine féroce des révolutions ouvrières qui ont suivi (1848, La Commune…).
Oui, tous ces dirigeants, les patrons et leurs fidèles commis de l’Etat, tous partis confondus ont une trouille bleue de la colère ouvrière. Qu’une bousculade à la sortie d’un CCE occasionne les réactions que l’on a vues en dit long sur le degré d’inquiétude du pouvoir.
Depuis 20 ans, notre classe a accumulé défaite sur défaite, parce qu’elle ne connaît pas assez sa force, ni sa capacité à se mobiliser. Les centrales syndicales et les intersyndicales sont passées maîtresses dans l’art de noyer les luttes, de les fractionner, de les diriger vers des objectifs qui n’ont aucune chance de permettre la généralisation et l’unification des luttes, seul moyen de défendre nos intérêts et de battre en brèche ceux de la bourgeoisie et de son Etat. De manifestations promenades en « journées d’action » bidon, c’est un sentiment de découragement, de résignation qui a frappé la classe ouvrière.
En reprenant confiance dans nos capacités d’organisation, à la base, dans des comités de lutte, des assemblées générales souveraines, et surtout en élargissant les luttes à toutes les catégories d’une même entreprise, aux sous-traitants, aux entreprises du même secteur et des autres secteurs, nous arriverons à une mobilisation capable de faire reculer le pouvoir sur ses intentions de « réforme » et sur la répression, comme celle qui frappe les salariés d’Air France après de nombreux autres exemples : Continental, Goodyear, procès en Gironde en Octobre, 14 militants CGT convoqués au commissariat à Toulon le 6 novembre, aspersion de lacrymogènes sur les infirmier(e)s en manifestation le 22 octobre…
Avec l’état d’urgence, c’est la liberté de manifester, de se réunir qui sont condamnées, c’est la possibilité de perquisitionner n’importe qui n’importe où y compris sur les lieux de travail (branche cargo d’Air France le 18/11).
Organisons-nous contre la répression du mouvement ouvrier, et pour l’arrêt de toutes poursuites et sanctions contre les travailleurs d’Air France et tous ceux poursuivis pour avoir lutté !
Tous ensemble, obtenons la réintégration de tous les travailleurs licenciés pour faits de grève ou de révolte ouvrière !
Face à l’ignominie du patronat, il faut que la colère du monde du travail s’exprime en masse pour couper enfin le mal à la racine : cela ne passera évidemment pas par de simples bouts de papier dans les urnes de la mystification « démocratique » du « suffrage universel » et encore moins avec des fleurs.
Seule une mobilisation massive, interprofessionnelle, inter-boites, avec des manifestations communes, une organisation qui nous soit propre, des réseaux de discussion et de communications entre boites en grèves, comités de luttes, initiatives dans les quartiers nous rendra forts. Pour cela, pour nous organiser, le droit de nous réunir, la liberté de manifester, de nous exprimer est aussi indispensable que l’air qu’on respire ! Si l’on ne veut pas se laisser laminer et réprimer, il faudra en découdre !
Aucun soutien à l’Etat, qui nous entraîne dans ses barbaries guerrières et nous licencie !
Levée de l’état d’urgence !
POUR EN DISCUTER ET ORGANISER LA RIPOSTE : RÉUNION OUVERTE MERCREDI 2 DECEMBRE A 18 HEURES 30
BOURSE DU TRAVAIL, 2, rue du Château d’Eau (10°)- SALLE LOUISE MICHEL
METRO REPUBLIQUE
Comité interprofessionnel Paris-Est, 24 novembre 2015
Contact : nord.est.paris@gmail.com

Marx-Engels et la république démocratique. Le cas français.

Marx et Engels ont toujours été des observateurs attentifs de l’évolution politique de la France. D’abord parce qu’ils ont toujours considéré, sauf à certaines époques de montée en puissance du parti ouvrier en Allemagne, par exemple après la défaite de la Commune, que le prolétariat français et notamment parisien se trouvait à l’avant-garde du prolétariat mondial ; ensuite parce qu’ils s’intéressent à l’évolution de l’Etat dans ce pays.

A la suite des textes précédents sur le 18 Brumaire, et sur la démocratie (critique du livre de Jacques Texier), nous abordons l’analyse de la Troisième république Française.

Le contexte historique.

Contrairement à l’Angleterre, où la révolution bourgeoise du 17° siècle s’est soldée par un compromis avec l’aristocratie, ou à l’Allemagne qui manifeste un retard important dû à l’arriération des formes sociales et des forces politiques, la France s’est engagée résolument, avec la révolution de 1789, dans un processus révolutionnaire bourgeois, mais heurté, avec des phases qui alternent des épisodes de révolution violente dans lesquels le prolétariat joue un rôle important, et des épisodes de contre-révolution marqués par une restauration monarchique ou impériale.

L’antithèse du Second Empire, a dit Marx, c’était la Commune. En 1871, le prolétariat parisien a montré au monde les grandes lignes de ce que devait être la dictature du prolétariat et la forme de gouvernement adéquate pour liquider le mode de production capitaliste. Mais, à la suite de la défaite du prolétariat révolutionnaire et la chute de Bonaparte, s’instaure, pour la première fois depuis 1791, de manière durable, la république démocratique bourgeoise, forme « nécessaire » de la lutte entre bourgeoisie et prolétariat. Malgré tout cette forme, plusieurs fois menacée, poursuivra un cours historique au cours duquel se (re)composent les forces politiques modernes de la domination capitaliste, la république bourgeoise se stabilise peu à peu, encore une fois par à-coups, jusqu’à s’affirmer dans les années 1880.

Après la dissolution de la Première Internationale à la Haye en 1872, Marx et Engels se flattent de n’avoir plus aucune « fonction officielle » dans aucun parti socialiste, mais ils interviennent régulièrement vis-à-vis des socialistes des différents pays (notamment allemands et français) pour les guider, les critiquer, ou commenter leur action, tout en analysant avec minutie des développements politiques et sociaux internationaux.

C’est ainsi que nous possédons, à travers de nombreux articles de journaux, textes et correspondances, un ensemble de positions, qui toutes vont dans le même sens, sur l’évolution de la république française. La plupart de ces textes sont disponibles dans un recueil publié par les Editions sociales en 1984 : Marx/Engels et la troisième république 1871/1895. Nous les utiliserons dans les pages qui suivent pour énumérer les thèmes qui définissent la position du parti du prolétariat par rapport à l’évolution de la république bourgeoise, et restituer les commentaires fait par ce parti sur les principales étapes de cette évolution.

La république comme ultime terrain de lutte.

« Ô si Marx avait assez vécu pour voir se vérifier en France et en Amérique sa thèse selon laquelle la république démocratique n’est rien d’autre que le terrain sur lequel se livre la bataille décisive entre bourgeoisie et prolétariat. » (Engels à Bebel, 18 Août 1886)

C’est un thème que nous avons déjà commenté dans notre texte consacré à la critique du livre de Texier. Marx et Engels ont toujours défendu l’idée que la république bourgeoise était la forme nécessaire, le terrain de lutte, pour l’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, et donc la forme nécessaire POUR la dictature du prolétariat.

« Désormais, la classe ouvrière ne peut plus se faire d’illusions sur ce qu’est la république : la forme d’état où la domination de la bourgeoisie prend son expression ultime, vraiment accomplie. Dans la république moderne, on instaure enfin l’égalité politique pure, égalité encore soumise dans toutes les monarchies à certaines restrictions. Et cette égalité politique, est-ce autre chose que de déclarer que les antagonismes de classes ne concernent en rien l’état, que les bourgeois ont autant le droit d’être bourgeois que les travailleurs prolétaires ?

Mais les bourgeois eux-mêmes n’instaurent qu’avec une répugnance extrême cette forme ultime et accomplie de la domination de la bourgeoisie qu’est la république ; c’est elle qui s’impose à eux. D’où vient donc cette contradiction bizarre. De ce qu’instaurer la république signifie rompre avec la tradition politique tout entière ; de ce que, en république, toute institution politique doit pouvoir démontrer son droit à l’existence ; donc de ce que toutes les influences traditionnelles qui, sous la monarchie, soutenaient le pouvoir en place, s’effondrent. En d’autres termes : si elle est la forme accomplie de la domination de la bourgeoisie, la république moderne est en même temps la forme d’état où la lutte de classe se débarrasse de ses dernières entraves et où se prépare son terrain de lutte. La république moderne n’est précisément rien d’autre que ce terrain de lutte. »

Engels, La république en Espagne, Volksstaat n°18, 1er Mars 1873.

Il s’ensuit que le prolétariat ne peut être ni indifférentiste ni abstentionniste par rapport à cette question de la république. D’où son intervention dans les luttes anti féodales et anti monarchiques, d’où aussi le rôle qu’il doit jouer et les moyens qu’il doit employer dans le cours même de la vie politique bourgeoise.

Pour faciliter sa constitution en parti indépendant1, le prolétariat peut compter sur la liberté de la presse, d’association, de réunion. D’autre part, pour pouvoir se compter, s’exprimer devant la nation toute entière, le prolétariat doit participer aux élections, en exigeant le suffrage universel, c’est-à-dire l’abolition de toutes les barrières censitaires ou liées à un statut social particulier (propriété, etc.), et de manière générale l’extension de la démocratie.

« De l’autre côté, le maintien du gouvernement républicain existant lui offrirait au moins la perspective d’obtenir un niveau de liberté publique et individuelle tel qu’il lui permette de mettre sur pied une presse ouvrière, une agitation fondée sur des réunions et une organisation comme parti politique indépendant ; en outre, le maintien de la république épargnerait à la classe ouvrière la nécessité de devoir livrer une bataille particulière à seule fin de la rétablir dans les temps à venir. » (Engels, Les travailleurs européens en 1877, The labour Standard, Mars 1878)

« Mais il ne faut pas croire que ce soit d’une mince importance d’avoir des ouvriers dans les parlements. Si l’on étouffe leur voix comme à De Potter et Castiau, si on les expulse comme Manuel = l’effet de ces rigueurs et de cette intolérance est profond sur le peuple = Si au contraire comme Bebel et Liebknecht ils peuvent parler, de cette tribune, c’est le monde entier qui les entend = d’une manière comme d’une autre, c’est une grande publicité pour nos principes = Pour n’en citer qu’un exemple = lorsque Bebel et Liebknecht ont entrepris contre et pendant la guerre qui se livrait en France = cette lutte pour dégager toute la responsabilité de la classe ouvrière en face de ce qui se passait = toute l’Allemagne était ébranlée, et Münich même, cette ville où l’on ne faisait de Révolutions que pour le prix de la bière = se livrait à de grandes manifestations pour demander la fin de la guerre. Les gouvernements nous sont hostiles, il faut leur répondre par tous les moyens possibles que nous avons à notre disposition, mettre des ouvriers dans les parlements, c’est autant de gagné sur eux, mais il faut choisir des hommes et ne pas prendre des Tolain. »

Discours de Marx à la Conférence de Londres de l’AIT, Septembre 1871.

Lorsqu’il dispose de ce terrain de lutte, sur lequel se mène l’assaut final, le prolétariat doit l’utiliser pour se renforcer, créer son propre parti, accroître son influence sur les masses ouvrières, la paysannerie, la fraction des classes moyennes qui est en permanence sur le point de basculer dans le prolétariat.

La consolidation de la république.

Pendant un long moment après l’explosion de la révolution bourgeoise de 1789-1795, les forces hostiles à la république continuent à se manifester et à s’organiser. Les courants monarchistes, puis bonapartistes jouent un rôle contradictoire important vis-à-vis de la tendance à la consolidation de la république bourgeoise.

L’analyse de Marx et Engels montre que les courants monarchistes, divisés entre tendances dynastiques opposées, sont incapables de s’unir pour aboutir à une véritable restauration, et qu’ils sont conduits, paradoxalement, à se rallier à la république pour aboutir à leur unité2. C’est ainsi qu’il se constitue petit à petit un parti républicain conservateur, en face duquel les républicains traditionnels, se répartissent en diverses tendances, la plus à gauche étant celle des radicaux.

Ainsi, au fur et à mesure que s’estompe la menace d’une contre-révolution monarchique (même si une telle éventualité se manifeste de manière récurrente, très tard dans le siècle), s’ouvre le cours spécifique de la république bourgeoise qui est le suivant : sous la pression de la classe ouvrière, les gouvernements bourgeois se succèdent en amenant au pouvoir des partis toujours plus radicaux, jusqu’à ce qu’ils se soient tous compromis et qu’il n’existe plus, comme véritable opposition au gouvernement bourgeois, quelle que soit sa couleur, que le parti ouvrier, c’est-à-dire les socialistes. A ce moment-là, pacifiquement ou par la force selon les cas, ce parti est placé en condition d’accéder au pouvoir.

Ce cheminement est le cadre théorique constant à partir duquel Marx et Engels vont analyser la situation en France, laquelle est marquée par des crises successives au cours desquelles la question de la défense du « terrain de lutte », la république, est à nouveau posée.

a) La crise de 1877.

Lors des élections de 1876, les républicains, emmenés par Gambetta, emportèrent une majorité de 340 sièges sur 500 à l’Assemblée nationale, tandis que le Sénat, ainsi que le Président de la république, Mac-Mahon, étaient de tendance monarchiste. Cette forme de « cohabitation » entraînant conflit sur conflit, Mac Mahon décide de nommer le Duc de Broglie président du conseil en Mai 1876. Face à ce casus belli, la chambre vote la défiance vis-à-vis du gouvernement, ce qui pousse Mac Mahon à la dissolution. En 1877, de nouvelles élections confirment une majorité républicaine, derrière Gambetta, même si l’écart est moins net (321 sièges contre 208 députés monarchistes).

Cet épisode, qui ne fait finalement que consacrer le pouvoir des républicains modérés est malgré tout salué par Marx et Engels comme une grande victoire pour le prolétariat français, dans la mesure où il consolide le fameux terrain de lutte et ouvre la voie à une organisation autonome en parti indépendant. Dans l’article du Labour Standard cité ci-dessus, Engels commente ainsi l’épisode du 16 Mai 1876 :

« Ce fut donc une nouvelle preuve du haut niveau de l’intelligence politique instinctive de la classe ouvrière française que le fait que, dès que le 16 mai dernier la grande conjuration des trois fractions monarchistes déclara la guerre à la république, les ouvriers, comme un seul homme, firent du maintien de la République leur tâche immédiate la plus importante. Sans doute se comportaient-ils, en agissant ainsi comme l’appendice des républicains bourgeois et des radicaux, mais une classe ouvrière qui ne dispose ni d’une presse, ni de possibilités de se réunir, ni de clubs ou d’associations politiques, que peut-elle être d’autre, sinon l’appendice du parti radical bourgeois ? Que peut-elle faire d’autre pour obtenir son indépendance politique que de soutenir le seul parti qui s’est chargé à assurer au peuple en général et donc aussi aux ouvriers des libertés telles qu’elles les autorisent à avoir une organisation indépendante ? »

Et il ajoute qu’il était inutile, dans ces conditions, de présenter aux élections des candidats ouvriers, inconnus, sans soutien organisationnel, et donc incapables d’attirer les suffrages en quantité suffisante.

L’épisode de 1877 est considéré comme positif, car il montre que le régime républicain est désormais consolidé, y compris dans les campagnes. Le coup de force de Mac Mahon ne s’est pas traduit comme par le passé, par un coup militaire qui aurait obligé à une riposte violente de la classe ouvrière suivie d’une répression nouvelle. Sans coup férir, le prolétariat a contribué à élargir l’espace de son action politique.

« En conséquence de quoi, aussi méprisable que puisse être l’actuel gouvernement républicain en France, la consolidation définitive de la république a au moins fourni aux ouvriers français le terrain sur lequel ils peuvent s’organiser en parti politique indépendant et disputer leurs prochaines batailles non pas pour le profit d’autres qu’eux, mais bien pour leur propre profit ; elle a en même temps fourni le terrain sur lequel ils peuvent s’allier à la masse des paysans qui jusqu’à présent leur était hostile et faire de leurs victoires futures non plus, comme c’était jusqu’ici le cas, de brefs triomphes de Paris sur la France, mais des triomphes définitifs de classes opprimées de France sous la conduite des ouvriers de Paris et des grandes villes de Province. »

(idem)

A partir de ce moment là, Marx et Engels suivent avec attention les progrès du parti ouvrier dans les différentes élections, notamment municipales, en se réjouissant de ce que ce mouvement se déroule de façon pacifique.

« Mais dans l’ensemble la marche pacifique régulière de l’évolution en France ne peut finalement que nous être favorable. Ce n’est que si la province, comme c’est le cas depuis 1871, est entraînée dans le mouvement et devient, comme cela advient de plus en plus, une puissance dans l’état, c’est-à-dire sous une forme normale, que peut prendre fin dans notre intérêt à tous le type d’évolution française par saccades, impulsée par des coups de Paris et refoulée pour des années par la réaction provinciale. Au moment où il sera temps pour Paris d’agir, il aura ainsi la province derrière, et non contre lui. »

(Engels à Kautsky 27 Août 1881)3

Une fois ce cadre général mis en place et apparemment stabilisé, le cours attendu est celui d’un glissement progressif vers la « gauche » à l’intérieur même de la république bourgeoise, jusqu’à ne plus laisser face à face que le parti républicain radical au pouvoir et le parti du prolétariat comme seule force d’opposition crédible.

b) La position vis-à-vis du radicalisme.

Tant que la république n’était pas encore consolidée, et surtout tant qu’il n’existait pas encore de parti ouvrier indépendant, les ouvriers agissent au mieux, sur la base de leur instinct politique, comme l’appendice du parti radical.  En revanche, une fois qu’il s’est constitué un parti autonome, défendant réellement les intérêts de la classe ouvrière, ce dernier doit travailler à soustraire les masses à l’influence des partis bourgeois lesquels seront amenés de toutes les façons, par l’enchaînement des événements, à se déconsidérer.

« D’ailleurs tout le « parti ouvrier », avec les deux fractions qui le composent, ne représente qu’une partie infiniment petite des masses ouvrières de Paris qui continuent à suivre encore des gens comme Clemenceau, contre lequel Guesde a mené sa polémique de façon bien trop personnelle – une fois encore – et pas du tout d’ailleurs comme il le fallait. Clemenceau est en fait très susceptible d’évolution et peut – dans certaines circonstances – aller bien plus loin que maintenant, spécialement s’il vient à se rendre compte qu’il s’agit de luttes de classes ; il est vrai qu’il ne s’en rendra compte que le jour où il n’aura pas d’autre choix. Guesde, lui, s’est mis une fois pour toutes dans la tête que la république athénienne de Gambetta est bien moins dangereuse pour les socialistes que la République spartiate de Clemenceau et veut donc rendre impossible cette dernière, comme si nous, ou quelque parti dans le monde, pouvions empêcher qu’un pays passe par les stades d’évolution historiquement nécessaires et sans prendre en considération qu’en France nous passerons difficilement d’une république à la Gambetta au socialisme sans passer par une république à la Clémenceau. »

(Engels à Bernstein 22 Septembre 1882)

Pour Engels, c’est toujours « la logique de 1792-94 » qui prévaut (Engels à Lafargue 12 Octobre 1885), et l’inéluctable développement du cours politique travaille à dresser le théâtre de l’affrontement final entre bourgeois et prolétaires.

« Nous sommes toujours, comme en 1848, l’opposition de l’avenir et il nous faut attendre qu’arrive à la barre le plus extrémiste des partis actuels pour pouvoir devenir face à lui l’opposition présente. L’immobilisme politique, c’est-à-dire la lutte sans raison et sans objectif des partis officiels à laquelle on assiste, ne peut pas à la longue nous être profitable. Par contre, nous servirait bien une lutte progressive de ces partis avec un déplacement graduel de son centre de gravité vers la gauche. C’est ce qui se passe en France actuellement, où la lutte politique se déroule comme toujours d’une manière classique. Les gouvernements qui se succèdent tendent de plus en plus à gauche, la perspective d’un ministère Clemenceau existe déjà et encore ce ne sera pas le ministère bourgeois le plus à gauche. Des concessions aux ouvriers, telle est la retombée de tout déplacement vers la gauche (…) de plus – et cela est plus important encore – le terrain pour le combat décisif se déblaie de plus en plus et l’on assiste à une clarification de la place des partis politiques, à une classification des positions sur l’échiquier. Je tiens cette lente mais irrésistible évolution de la République française vers son nécessaire épilogue – l’antagonisme entre bourgeois radicaux jouant aux socialistes et ouvriers réellement révolutionnaires – pour un des événements les plus importants et j’espère qu’elle ne sera pas interrompue. »

(Engels à Bebel, Juin 1884)

Il est évident que le communisme ne pourrait pas tenir un tel discours s’il estimait, comme les indifférentistes, que toutes les forces politiques en présence se valent et qu’il n’existe pas de terrains plus favorables que d’autres à l’exercice de la lutte des classes. Si, en l’occurrence, le radicalisme républicain est considéré comme un élément favorable, c’est qu’il a dans son programme un certain nombre de réformes qui visent toutes à étendre et approfondir l’organisation républicaine du pays, notamment par la décentralisation, la restitution d’une plus grande autonomie aux communes et la suppression de la bureaucratie. Autrement dit, il s’agit de rompre avec le cours séculaire de renforcement de l’exécutif décrit par Marx dans « Le 18 Brumaire », puis dans « La guerre civile en France ». S’il y arrivait (et même l’amorce d’une telle chose, dit Engels) cela serait « la plus grande révolution depuis 1800 » en France. L’état bourgeois ne s’est pas figé dans la république après 1872, laissant le prolétariat indifférent à son évolution. Plus la république sera développée, plus son champ d’influence sur la société sera grand, plus elle aura balayé d’obstacles à la prise du pouvoir par le prolétariat, plus les combats de l’avenir auront une chance de se conclure par la victoire de celui-ci. Et Engels conclut :

« Mais les radicaux au pouvoir, cela signifie avant tout en France émancipation du prolétariat de l’ancienne tradition révolutionnaire, lutte directe entre prolétariat et bourgeoisie, c’est-à-dire enfin l’instauration d’une situation de lutte tout à fait claire. »

(Engels à Bebel 24 Juillet 1885)

Or, il est plus que probable, qu’une fois au pouvoir, le radicalisme sera incapable de mettre en œuvre les réformes qu’il a promises. Dans la dynamique que provoquerait ce mouvement, il y a trop de danger de voir celui-ci entraîner plus ou moins rapidement le prolétariat sur le devant de la scène. Comme toujours, la bourgeoisie se trouve devant sa contradiction historique : elle a besoin de la république pour assurer son pouvoir, mais elle craint que celle-ci ne donne vie à son adversaire, le prolétariat.

« La bourgeoisie, à partir du moment où elle a en face d’elle un prolétariat conscient et organisé, s’empêtre dans des contradictions désespérées entre ses tendances générales libérales et démocratiques d’une part, et les nécessités répressives de sa lutte défensive contre le prolétariat d’autre part. Une bourgeoisie lâche, comme celle d’Allemagne et de Russie, sacrifie ses tendances générales de classe aux avantages provisoires de la répression brutale. Mais une bourgeoisie qui possède sa propre histoire révolutionnaire, comme la bourgeoisie anglaise et particulièrement la bourgeoisie française, ne peut le faire avec autant de facilité. D’où cette lutte au sein de la bourgeoisie elle-même, qui, malgré des accès passagers de violence et d’oppression, la pousse en avant dans l’ensemble : considère les diverses réformes électorales de Gladstone en Angleterre et les progrès du radicalisme en France. »

(Engels à Laura Lafargue, 2 Octobre 1886)

Dans  de nombreux autres textes, la thèse de l’arrivée au pouvoir des radicaux comme prélude à la constitution du parti du prolétariat comme véritable parti d’opposition, est réaffirmée. Il est important de voir que, dans ce cas, c’est en arrachant les ouvriers à l’influence des radicaux, que le parti socialiste pourra acquérir « des millions de voix » dit Engels. Par conséquent, tout épisode manifestant l’accroissement de l’influence des socialistes vis-à-vis des radicaux est décrit comme un moment favorable de l’évolution historique.

Ainsi par exemple en 1886, Engels salue l’élection de deux ouvriers à la chambre, Basly et Camélinat, « que les radicaux ont fait élire, mais qui contre tous les usages ne sont pas devenus des serviteurs de Messieurs les radicaux, mais sont au contraire intervenus en tant qu’ouvriers », notamment à propos de la grève des mineurs de Decazeville (cf. Lettre à Sorge du 29 Avril 1886). Toujours à propos de cet épisode, Engels développe dans plusieurs correspondances la thèse selon laquelle cet épisode marque la constitution d’un véritable parti ouvrier à la chambre des députés, parti qui se constitue dans la séparation d’avec les radicaux.

« Le socialisme français est subitement passé de la secte au parti, ce qui permet désormais l’adhésion massive des ouvriers, car là-bas ces derniers en ont plus qu’assez du sectarisme et c’est là que résidait le mystère de leur attachement au parti bourgeois le plus extrémiste, aux radicaux. »

Cette vision générale du cours historique suppose que le processus ne soit pas interrompu, ni par une aventure spontanée anticipée de la part du prolétariat (répondant par exemple à une provocation du pouvoir), ni par un retour à des formes monarchiques ou bonapartistes. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser l’épisode boulangiste de 1886.

c) L’analyse du boulangisme.

Les élections de 1885 avaient porté au pouvoir une coalition composée de républicains modérés et de radicaux, sur fond de renforcement d’une opposition monarchiste assez intransigeante, notamment sur la question religieuse. Oscillant en permanence entre des revendications de droite et de gauche, miné par des scandales, le gouvernement suscite un rejet croissant des masses populaires, sur fond d’antiparlementarisme. Boulanger, ministre de la guerre dispose de la sympathie des radicaux et du soutien d’une partie de la population. Il incarne le désir de revanche sur l’Allemagne, focalisé sur la question de l’Alsace-Lorraine. En 1887, à la suite de nouveaux scandales politiques, se fixe sur la personne de Boulanger une coalition d’intérêts hétéroclites entre le patriotisme revanchard d’un Déroulède, des fractions monarchistes et bonapartistes tentées par le coup d’état, et une partie des radicaux. Boulanger se présente, entre 1887 et 1889 à plusieurs élections, démissionnant à chaque fois, de façon à multiplier des mini-plébiscites en sa faveur dans différentes régions (Le Nord, la Somme, la Dordogne) – la loi permettait à l’époque les candidatures multiples -. Il finit par battre le candidat républicain à Paris avec 80.000 voix d’avance, occasionnant de forts déplacements de votes radicaux et socialistes (Boulanger obtient notamment l’appui des blanquistes). Malgré l’avis de ses partisans, Boulanger refuse de profiter de l’occasion pour faire un coup d’Etat. Les républicains contre-attaquent sur le plan judiciaire (sous la menace d’un procès en haute cour, Boulanger s’enfuit à l’étranger) et électoral (en présentant notamment des candidatures uniques) et renversent la tendance aux élections de septembre-octobre 1889 (sauf à Paris où les candidats boulangistes recueillent un certain succès). Boulanger se suicide le 30 Septembre 1891.

Commentant l’élection de Boulanger en février 1889 à Paris, Engels écrit :

« Je ne puis voir dans l’élection de Boulanger autre chose qu’un réveil caractérisé de cette tendance au bonapartisme qui constitue un élément du caractère des Parisiens. En 1789 et en 1848 tout comme en 1889, ce réveil a eu pour cause le mécontentement provoqué par la république bourgeoise, mais cette forme particulière qu’il a prise (l’appel à un sauveur de la société) résulte exclusivement d’un courant chauvin. Or il y a plus grave : en 1798 [1799], Napoléon a du faire un coup d’état pour conquérir ces Parisiens qu’il avait fusillé en Vendémiaire ; en 1889, ce sont les Parisiens eux-mêmes qui élisent un boucher de la Commune. En termes doux, Paris a, au moins provisoirement, abdiqué son titre de ville révolutionnaire ; abdiqué non pas devant un coup d’état victorieux et en pleine guerre comme en 1798, non pas six mois après une défaite écrasante comme en décembre 1848, mais en pleine paix, dix-huit ans après la Commune et à la veille d’une révolution probable. Et personne ne peut donner tort à Bebel, quand il dit dans la Gleichheit de Vienne : « Les ouvriers parisiens se sont, dans leur majorité, comportés d’une façon tout simplement lamentable : leur conscience socialiste et leur esprit de classe doivent être en bien piteux état pour que 17.000 voix seulement échoient à un candidat socialiste, tandis qu’un polichinelle et un démagogue comme Boulanger en obtient 244.000. » « (Engels à Laura Lafargue, 4 Février 1889)

Le caractère révolutionnaire et avant-gardiste du prolétariat d’une nation donnée n’est jamais quelque chose d’acquis une fois pour toutes. Dans le mouvement des années 1880 identifié comme une lente, mais inexorable montée du parti ouvrier, une rechute dans la prosternation devant ce que la bourgeoisie a de pire montre que les reculs ne sont jamais à exclure. Il est à noter qu’en 1888, Engels se refusait à voir dans le bonapartisme des ouvriers parisiens autre chose qu’une illusion. Il critique l’analyse de Paul Lafargue qui diagnostiquait chez les français une oscillation permanente entre le parlementarisme, qui les déçoit régulièrement, et la tentation de l’homme providentiel. Il estimait que ce dilemme ne devait pas en être un pour le parti ouvrier.

« Ma foi, si les Français ne voient pas d’autre issue que soit un gouvernement personnel, soit un gouvernement parlementaire, autant renoncer à en trouver une ! Ce que je voudrais, c’est que nos amis montrent qu’il y a une troisième voie, réelle celle-là, en dehors de ce faux dilemme qui n’est un dilemme que pour le vulgaire philistin, et qu’ils ne prennent pas le mouvement boulangiste, confusionniste, philistin, et au fond, chauvin, pour un mouvement vraiment populaire. »

(Engels à Laura Lafargue, 3 Juin 1888).

Par ailleurs, Engels reprochait à l’ensemble des partis français d’avoir acquiescé à la revendication de l’Alsace-Lorraine comme étant le fait primordial de la politique française, et d’avoir ainsi donné un poids démesuré à celui qui serait le plus conséquent et le plus radical dans la défense de cette revendication.

Le terme du mouvement.

Après 1889, Engels estime que le mouvement de constitution de la république bourgeoise est arrivé à son terme. Nous avons le « terrain de lutte » qui permet que s’affirme et se batte, sans aucun obstacle préalable, le parti ouvrier pour la victoire de ses revendications de classe.

« La Boulange en France et la question irlandaise en Angleterre sont les deux grands obstacles sur notre chemin, les deux questions secondaires qui empêchent la formation d’un parti ouvrier indépendant. Maintenant que Boulanger est écrasé, la voie est déblayée en France. Et, en même temps, l’assaut monarchiste contre la République a échoué. Cela veut dire pour le monarchisme, passage progressif d’une base politique pratique à une base sentimentale, conversion des monarchistes à l’opportunisme, formation d’un nouveau parti conservateur issu des deux anciens et lutte de ce parti bourgeois conservateur contre les petits bourgeois et les paysans radicaux et contre la classe ouvrière, lutte dans laquelle les socialistes de la classe ouvrière auront tôt fait de prendre le pas sur les radicaux, surtout après la façon dont ceux-ci se seront discrédités. Je ne m’attends pas à ce que tout se passe sous cette forme simple et classique, mais la logique innée du développement en France viendra sûrement à bout de toutes les incidences et de tous les obstacles, et d’autant mieux que les deux formes vieillies de la réaction (qui ne sont pas exclusivement bourgeoises), le boulangisme et le monarchisme, ont été si bien battues. Et tout ce que nous pouvons demander, c’est que toutes ces incidences soient écartées et que le champ soit libre pour la lutte des trois grandes sections de la société française : bourgeois, petits bourgeois et paysans, ouvriers. Je pense que nous y arriverons. »

(Engels à Laura Lafargue, 8 Octobre 1889)

En reprenant l’histoire de la France, Engels estime que la réalisation d’une république qui est le gouvernement de la classe bourgeoise toute entière constitue un progrès historique. Jusqu’à présent, la division de cette classe en fractions différentes et hostiles (propriétaires fonciers, ancienne haute finance sous Louis-Philippe, « second groupe de la haute finance du Second Empire », républicains opportunistes, bourgeoisie industrielle et commerciale) diluait les objectifs de lutte de tout parti révolutionnaire. L’expulsion du pouvoir d’une de ces fractions n’aboutissait qu’à le remettre aux mains d’une autre de ces fractions, générant à chaque fois un nouvel obstacle devant l’action autonome du parti prolétarien.

« Maintenant tous ces groupes devront s’unir sous l’étiquette de « modérés » et « conservateurs », ils devront abandonner leurs vieilles doctrines et les mots d’ordre partisans qui les divisaient, et, pour la première fois, agir en tant que bourgeoisie une et indivisible. Et c’est cette concentration bourgeoise qui donnera son sens véritable à toutes les concentrations républicaines et autres dont on a tant parlé ces derniers temps, et ce sera un grand progrès, car elle aboutira peu à peu à l’éparpillement des radicaux et à la concentration véritable des socialistes. »

(idem)

Dans la république consolidée, deux grands partis se disputent le pouvoir, non pas dans le sens d’un mouvement révolutionnaire, mais comme alternatives d’un même type de gouvernement : le gouvernement uni de la bourgeoisie. Ce qui existe déjà aux Etats-Unis4 ou en Angleterre devrait finir par être également la forme en vigueur en France.

« …c’est alors que seront réalisées les conditions véritables de la domination de la classe bourgeoise tout entière, du parlementarisme à son apogée : deux partis luttant pour avoir la majorité et devenant à tour de rôle gouvernement et opposition. Ici, en Angleterre, s’exerce la domination de la classe bourgeoise tout entière ; mais cela ne veut pas dire que conservateurs et radicaux ne forment qu’un bloc ; au contraire, chaque parti fait la relève de l’autre. Si les choses devaient suivre leur cours classique et lent, alors la montée du parti prolétarien les forcerait finalement sans aucun doute à fusionner contre cette opposition nouvelle et extra-parlementaire. Mais il n’est pas probable que les choses se passent ainsi : leur développement connaîtra des accélérations violentes.

Le progrès réside, à mon avis, dans les faits suivants : d’abord la preuve est faite que combattre la république est devenu une tâche sans espoir, et c’est ensuite, par voie de conséquence, le lent dépérissement de tous les partis anti-républicains, ce qui signifie la participation de toutes les fractions de la bourgeoisie au gouvernement, soit au pouvoir, soit dans l’opposition, le parti au pouvoir devant être pour le moment celui des modérés grossis de renforts, et l’opposition celle des radicaux. Une seule élection ne peut tout faire d’un coup ; réjouissons-nous que celle-ci ait déblayé le terrain. »

(Engels à Laura Lafargue, 29 Octobre 1889)

Ainsi, d’un côté Marx et Engels évoquent, pour expliquer le cours politique de la démocratie bourgeoise, le modèle historique de la Révolution Française ; au pouvoir se succèdent des fractions toujours plus radicales, jusqu’à ce que le parti ouvrier apparaisse comme la seule opposition véritable, chaque parti d’opposition bourgeois s’étant à son tour déconsidéré et compromis dans l’exercice du pouvoir. Cependant, cet enchaînement ne suit pas forcément une ligne aussi régulière, et notamment n’ a pas atteint, dans les démocraties occidentales, son terme : l’affrontement polarisé entre le parti du prolétariat et les partis bourgeois coalisés. D’un autre côté, Engels décrit une alternative à ce mouvement : la stabilisation du jeu démocratique sous la forme de l’alternance au pouvoir de deux principaux partis, dont l’un représente les intérêts du capital et l’autre les intérêts du travail, non plus de manière révolutionnaire, mais en tant que parti réformiste. Le prolétariat forme alors la « queue » de la démocratie bourgeoise. Ces partis s’alternent au pouvoir et dans l’opposition dans les principaux régimes parlementaires modernes, comme en Angleterre (Conservateurs et Labouristes), ou aux Etats-Unis (républicains et démocrates), parfois de manière moins polarisée, sinon à travers un affrontement droite-gauche entre plusieurs partis, comme en France, en Italie, etc. Mais il est important de noter, dans la citation ci-dessus, la formule employée par Engels : c’est la bourgeoisie « toute entière » qui gouverne, même lorsqu’une de ses fractions n’est pas au pouvoir.

La première chose à noter est que ces deux descriptions du mouvement historique ne sont aucunement contradictoires. Elles prennent en compte, successivement, l’évolution réelle du mouvement de la démocratie bourgeoise, et articulent finement deux phases distinctes de son histoire. Une phase que l’on pourrait appeler « phase d’installation », où le modèle démocratique est encore fragile, instable, menacé de régression et où il y a un « cours à gauche ». C’est ce que connaît par exemple la France, avec plusieurs restaurations et une montée des partis radicaux bourgeois jusqu’en 1880 environ. Puis une phase où la prise du pouvoir par le prolétariat n’ayant pas rencontré de circonstances favorables, la vie politique se stabilise autour de deux pôles principaux répondent aux caractéristiques décrites plus haut. Ce n’est que là que fonctionne à plein le modèle démocratique, qui d’un côté exclut la possibilité d’expression d’un prolétariat qui serait révolutionnaire, mais de l’autre intègre au jeu politique l’expression d’un prolétariat qui ne l’est pas. Comme l’a dit Engels, « la bourgeoisie ne peut gouverner sans l’appui de la classe ouvrière. » Il y va donc de l’intérêt vital du capitalisme d’avoir face à lui une représentation légale, organisée, disciplinée (à cette représentation politique, correspond, sur le plan social, la reconnaissance des syndicats comme forme de la représentation ouvrière).

Il est important de noter, en revenant à la formule exacte de Marx et Engels, que ce dualisme n’est pas construit sur une simple opposition entre des intérêts singuliers, mais qu’il incarne un partage des tâches dans un objectif commun qui est la défense du mode de production capitaliste. Dans le même temps, chacun incarne réellement des intérêts spécifiques et il est bien peu dialectique d’imaginer un simple jeu de larrons qui s’entendent entre eux pour berner le peuple par leurs comédies. Dans la mesure où la société est en permanence en proie à la lutte des classes, même larvée, même souterraine, il est normal que les effets de cette lutte s’expriment dans le jeu de l’affrontement entre les partis. Lorsqu’on dit que l’un représente les intérêts du capital et l’autre ceux du travail, feindre de croire que leur affrontement relève de la pure et simple comédie serait renoncer à toute vision matérialiste des contradictions de classe. S’il est vrai que le capital et le travail ont des intérêts opposés de manière irréductible, alors, même policé, affadi, englué dans le conformisme démocratique, cet antagonisme doit s’exprimer. Notre position de révolutionnaires est de dire que rien n’en sortira de positif et surtout de durable pour le prolétariat, sans la destruction radicale du mode de production capitaliste, mais elle n’est certainement pas de la nier. Le réformisme pense à une amélioration graduelle et permanente par ce biais des conditions de vie du prolétariat ; le communisme révolutionnaire affirme que le mode de production capitaliste ne peut durablement améliorer le sort du prolétariat, car il plonge périodiquement dans des crises catastrophiques toujours plus violentes et accroît dramatiquement l’épuisement des « deux sources de la richesse : la terre et le travailleur ».

L’un des traits caractéristiques de la république bourgeoise est la corruption. A plusieurs reprises, Engels souligne que la bourgeoisie au pouvoir ne peut manquer de tremper dans des scandales de toutes sortes, qui sont constitutifs même du pouvoir capitaliste.

A propos notamment du scandale du Panama (1892), il écrit :

« Par ailleurs, les Américains ont fourni depuis longtemps au monde européen la preuve que la république bourgeoise est la république des hommes d’affaires capitalistes, où la politique n’est qu’une affaire commerciale parmi d’autres, et les Français, chez lesquels les politiciens bourgeois de quelque poids ont compris cela depuis longtemps et l’ont discrètement mis en pratique, apprennent enfin cette vérité à l’échelle cette fois nationale par le scandale de Panama. »

(Engels à Sorge, 31 Décembre 1892)

Désormais, toute l’évolution de la république bourgeoise5 ne peut aller que vers le renforcement du pouvoir de la bourgeoisie, par ailleurs tout risque sérieux de restauration monarchique étant écarté, le parti ouvrier ne doit pas se laisser abuser par les cris de « La république en danger » poussés à tort et à travers (danger pour lequel la réponse la plus efficace, dit Engels, consiste en l’armement du prolétariat). Il s’agit de travailler au renforcement du parti, à la fois dans les luttes et au parlement6, en évitant (comme ce fut le cas en 1892) les rapprochements ou fusions intempestives avec des pseudos-socialistes comme les boulangistes ralliés, pour faire nombre. Mieux vaut un groupe minoritaire socialiste actif, qui renforcera son influence sur les masses d’élection en élection, que le gonflement des effectifs par le ralliement d’éléments douteux. En même temps, Engels n’exclut pas, par exemple à propos de Jaurès, que des éléments tièdes et mal formés à la théorie socialiste, notamment en matière économique, ne puissent évoluer sous l’influence des socialistes révolutionnaires.

Ce n’est qu’au terme d’un tel mouvement qu’apparaîtrait la fameuse « masse réactionnaire » de Lassalle, notion critiquée par Marx et Engels, mais qui en reconnaissent la validité au tout dernier moment, lorsque le parti ouvrier constitue une réelle menace pour la société. Alors, toutes les fractions bourgeoises s’unissent pour faire face, se désignant ainsi une fois pour toutes de manière claire comme l’ennemi du prolétariat révolutionnaire.

On voit bien ici à quel point l’universitaire Texier, dont nous avons déjà critiqué les écrits est un faussaire. Utilisant les traductions truquées de l’original allemand, il prétend que tout le mouvement que nous avons décrit dans ce texte, n’est, pour Engels, que la poursuite et l’achèvement de la révolution française, qui débouche sur la république démocratique c’est-à-dire la forme de la dictature du prolétariat. Il est bien clair, au contraire que pour Engels, une fois achevé le cours historique vers la république démocratique et une fois celle-ci consolidée commence alors le véritable combat historique : celui entre la bourgeoisie désormais unifiée dans toutes ses fractions, et le prolétariat révolutionnaire organisé en parti politique. Le terme ultime de la politique révolutionnaire du prolétariat n’est pas l’achèvement de la révolution bourgeoise sous la forme de la république démocratique, c’est la révolution prolétarienne, à savoir la dictature du prolétariat.

Conclusion : la donne au 20° siècle.

S’ouvre ici pour notre mouvement un travail patient de reconstitution des faits historiques afin d’interpréter la suite des événements, qu’Engels n’a pas pu commenter. Nous trouverons chez Rosa Luxembourg des commentaires pertinents sur le cas Millerand et l’affaire Dreyfus. Le mouvement d’ascension du socialisme international a été brutalement interrompu par la guerre (hypothèse qu’évoquait et craignait Engels et que nous commenterons dans un texte ultérieur), entraînant la trahison et la faillite (Lénine) de la Seconde Internationale et de tous les partis nationaux, à l’exception de quelques minorités de révolutionnaires, et du parti russe.

Dans la configuration qui se dessine après la paix, intervient un fait nouveau : celui de l’intégration définitive à la république bourgeoise des partis représentant officiellement le prolétariat. Les révolutionnaires ont cru, légitimement, dans la fournaise des révolutions des années 1917-20, que cet état de fait serait dépassé par l’élan communiste révolutionnaire à l’échelle du monde. Non seulement cela n’a pas été le cas, mais les partis communistes, nés en réaction à la faillite de la Seconde Internationale ont à leur tour fait faillite dans la contre-révolution. Cette immense victoire du capitalisme mondial, de la démocratie bourgeoise, a pour longtemps obscurci l’horizon révolutionnaire et la claire polarisation, envisagée par Engels, en deux camps ostensiblement opposés. Nous devrons analyser ce que signifie une république où, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, ces partis contraignent le prolétariat à se comporter durablement en « appendice » de la démocratie, et les conséquences sur la re-constitution d’un parti ouvrier indépendant, opposé à toutes les fractions capitalistes, quels que soient les oripeaux dont elles se revêtent.

Robin Goodfellow.

Mai 2003
1 « Bien que la crise en France se soit soldée par un résultat fort peu satisfaisant, il me semble pourtant qu’une situation en découlera permettant aux socialistes français d’agir par le biais de la presse, de réunions publiques et d’associations, et de s’organiser en tant que parti ouvrier, c’est tout ce que nous pouvons obtenir maintenant, après le massacre de 1871. »

(Engels, Le mouvement ouvrier en Allemagne, en France, aux Etats-Unis et en Russie, Vorwäts, nov-déc 1877)

2 « La République demeure toujours le gouvernement qui divise le moins les trois sectes monarchistes, qui leur permet de s’unir en parti conservateur. Si la possibilité d’une restauration monarchique devient discutable, le parti conservateur se divise à l’instant en trois sectes… » (Engels à Lafargue, 12 Octobre 1885)

3 Notons, par rapport à cette question de la marche pacifique qu’à un moment donné, au couple classique Angleterre-Etats-Unis concerné par cette évolution, Engels ajoute la France, à cause du régime de la république démocratique (vérif. Date et citation).

4  » Nulle part les  » politiciens  » ne forment dans la nation un clan plus isolé et plus puissant qu’en Amérique du Nord, précisément. Là, chacun des deux grands partis, qui se relaient au pouvoir, est lui-même dirigé par des gens qui font de la politique une affaire, spéculent sur les sièges aux assemblées législatives de l’Union comme à celles des Etats, ou qui vivent de l’agitation pour leur parti et sont récompensés de sa victoire par des places. On sait assez combien les Américains cherchent depuis trente ans à secouer ce joug devenu insupportable, et comment, malgré tout, ils s’embourbent toujours plus profondément dans ce marécage de la corruption. C’est précisément en Amérique que nous pouvons le mieux voir comment le pouvoir d’Etat devient indépendant vis-à-vis de la société, dont, à l’origine, il ne devait être que le simple instrument. Là n’existent ni dynastie, ni noblesse, ni armée permanente (à part la poignée de soldats commis à la surveillance des indiens), ni bureaucratie avec postes fixes et droit à la retraite. Et pourtant, nous avons là deux grandes bandes de politiciens spéculateurs, qui se relaient pour prendre possession du pouvoir de l’Etat et l’exploitent avec les moyens les plus corrompus et pour les fins les plus éhontées ; et la nation est impuissante en face de ces deux grands cartels de politiciens qui sont soi-disant à son service, mais en réalité, la dominent et la pillent. » (Engels, introduction à « La guerre civile en France »)

5 A partir d’un certain moment Engels demande aux français d’arrêter de considérer que, grâce à la république, ils disposent d’une supériorité sur les autres composantes du mouvement socialiste international, notamment les allemands. Il explique qu’en Allemagne, le passage par l’étape nécessaire d’une république démocratique ne sera qu’une formalité de quelques jours, les conditions étant mûres pour le passage au socialisme, et la monarchie n’étant plus, en tant que telle, qu’un obstacle formel, à éliminer rapidement.

6 Nous reviendrons dans un autre texte sur la question de la nature « pacifique » de ce mouvement. Engels a toujours été très clair sur la question de la légalité, et notamment sur le fait que, à un moment donné, c’est la bourgeoisie elle-même, se sentant menacée, qui rompra la légalité lorsqu’elle sentira que le parti socialiste peut arriver au pouvoir. Ce sera alors le temps de l’insurrection, avec beaucoup plus de chances de victoire que lors des « coups » qui ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier français.

Notes sur le Bonapartisme.

A propos du « 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte ».

Juin 2001

[Ouvrage rédigé sous la forme d’articles en 1852 pour un projet de revue hebdomadaire de Joseph Weydemeyer à New York. Finalement la revue ne paraît pas sous cette forme et Weydemeyer publie d’un bloc tous les articles composant « Le 18 Brumaire », au printemps 1852].

Dans son analyse minutieuse des événements, de la révolution, de Février 1848 à Décembre 1851, Marx renvoie toujours l’interprétation des faits politiques, des mouvements de partis ou même de fractions au sein des partis, aux relations sociales entre les classes, et entre les différentes fractions composant ces classes. Commentant 17 ans après sa « méthode », il écrit dans la préface à la deuxième édition (1869) :

« Quant à moi, je montre, par contre, comment la lutte des classes en France créa des circonstances et une situation telles qu’elle permit à un personnage médiocre et grotesque de faire figure de héros. »

Cette analyse précise, le découpage en phases de l’épisode révolutionnaire et l’examen de ce qui advient au cours de chacune de ces phases en termes de lutte des classes et de traduction politique de celle-ci fait du « 18 Brumaire » un ouvrage fondamental, qui énonce à la fois une théorie de l’Etat, et une théorie de la révolution prolétarienne.

L’Etat ne se situe qu’en apparence au-dessus de la société. C’est son idéologie actuelle, sa représentation de se prétendre au service de la société toute entière, au service du « citoyen » sans prendre en compte la situation réelle de ce « citoyen » dans la société. En réalité, dans les faits, l’Etat est toujours le représentant d’une classe déterminée, « dans la règle » (Engels) la classe la plus puissante. La formule selon laquelle « l’Etat est le représentant de la classe dominante » ne signifie pas forcément que, durant tout le cycle de vie du mode de production capitaliste, le pouvoir de l’Etat soit systématiquement aux mains de la classe qui représente le capital, à savoir la bourgeoisie. D’une part cette classe est elle-même divisée en différentes fractions qui n’exercent pas une influence uniforme sur le pouvoir d’Etat ; d’autre part, elle peut, dans certaines circonstances, en tant que classe, transférer ce pouvoir à d’autres acteurs. Le prolétariat ne peut rester indifférent à ces évolutions au sein de l’Etat ennemi.

Voici l’analyse que fait Marx de la société bourgeoise du milieu du XIX° siècle en France : avant 1848, sous le régime de la monarchie bourgeoisie de Louis-Philippe, règne seulement une fraction de la bourgeoisie : la bourgeoisie commerçante . Il en découle une série d’épisodes contradictoires, où les rapports de force se renversent régulièrement, dans un apparent chaos, mais en fait selon une implacable logique : celle qui amène chaque fraction de la bourgeoisie à prendre pied sur le devant de la scène, avant de se trouver à son tour éliminée sur le plan politique, afin de laisser la place à un mode de gouvernement qui permettra, vingt ans durant, un essor sans précédent de l’économie capitaliste, sans autre secousse révolutionnaire majeure (même si, dès les années 1860, Marx et Engels notent un réveil du prolétariat révolutionnaire). Le plus remarquable est de voir comment les différentes fractions de la bourgeoisie sont amenées à agir réellement, en fonction de leurs intérêts réels, parfois de façon totalement contradictoire avec leur étiquette politique et leur phraséologie. Comme le dit Marx, « de même que dans la vie privée, on distingue entre ce qu’un homme dit ou pense de lui et ce qu’il est et fait réellement, il faut distinguer, encore davantage, dans les luttes historiques, entre la phraséologie et les prétentions des partis et leur constitution et leurs intérêts véritables, entre ce qu’ils s’imaginent être et ce qu’ils sont en réalité. » Ainsi les partis royalistes furent des propagandistes de la république, car c’était le seul régime qui permette une domination commune des différentes fractions de la bourgeoisie.

Comme nous le verrons à l’occasion de l’analyse d’autres textes, la forme « pure », la plus adéquate à la domination de la classe bourgeoise dans son ensemble (ce qui ne veut pas dire, malgré tout, qu’il n’y ait pas représentation plus ou moins forte de certaines de ses fractions, et toujours, sous-jacente, la lutte des classes), est larépublique démocratique. Mais cette forme n’est pas anodine ; elle est même la plus dangereuse pour l’ordre établi, car elle est celle sous laquelle se mène jusqu’au bout la plus radicale des luttes de classes : celle qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie. C’est pourquoi son avènement n’est ni immédiat ni assuré ni général, et qu’il faut de nombreux épisodes contradictoires avant qu’elle arrive à s’affermir et à acquérir une certaine longévité (du moins en France). L’épisode Bonapartiste (1851-1871) montre que, durant ces vingt années, la société française n’était pas encore mûre pour l’exercice d’une « pure » république démocratique. Au passage, mais nous y reviendrons en évoquant la théorie de la révolution, cela explique le rôle du prolétariat dans cette révolution, et pourquoi celui-ci fut défait dès le début (en juin 1848). En intervenant violemment dans le cours des événements dès Février, le prolétariat « imprima son sceau [à la république NDR] et la proclama république sociale. »

« Ainsi fut déterminé le contenu général de la révolution moderne, contenu en contradiction tout à fait singulière avec tout ce qui pouvait être mis immédiatement en œuvre, dans la situation et les conditions données, avec les matériaux existants, et avec le degré de développement atteint par la masse. »

Si la révolution apparaît en 1848 comme prématurée, c’est entre autres choses parce que la croissance de l’Etat n’a pas encore suivi toutes les étapes de son développement et aussi parce que les illusions sont encore nombreuses quant à la forme de l’Etat et la vraie nature du combat révolutionnaire. En caractérisant la période 1848-1851, Marx écrit que « la société française, par une méthode plus rapide, parce que révolutionnaire, a rattrapé les études et les expériences qui, si les événements s’étaient développés de façon régulière, pour ainsi dire académique, eussent dû précéder la révolution de février au lieu de la suivre, pour qu’elle fût autre chose qu’un simple ébranlement superficiel. La société semble être actuellement revenue à son point de départ. En réalité, c’est maintenant seulement qu’elle doit se créer son point de départ révolutionnaire, c’est-à-dire la situation, les rapports, les conditions qui, seuls, permettent une révolution sociale sérieuse. »

Que s’est-il donc passé durant ces trois années, qui permette à Marx d’émettre cette affirmation ?

Pour l’expliquer, Marx résume en une synthèse magistrale d’une page, toute l’évolution particulière de l’Etat en France depuis la fin du féodalisme. Cette évolution va en permanence dans le sens d’un renforcement de l’Etat.

« Les privilèges seigneuriaux des grands propriétaires fonciers et des villes se transformèrent en autant d’attributs du pouvoir d’Etat, les dignitaires féodaux en fonctionnaires appointés, et la carte bigarrée des droits souverains médiévaux contradictoires devint le plan bien réglé d’un pouvoir d’Etat, dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine. La première Révolution française, qui se donna pour tâche de briser tous les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, municipaux et provinciaux, pour créer l’unité bourgeoise de la nation, devait nécessairement développer l’œuvre commencée par la monarchie absolue : la centralisation, mais en même temps aussi, l’étendue, les attributs et l’appareil du pouvoir gouvernemental Napoléon acheva de perfectionner ce mécanisme d’Etat. La monarchie légitime et la monarchie de Juillet ne firent qu’y ajouter une plus grande division du travail, croissant au fur et à mesure que la division du travail, à l’intérieur de la société bourgeoise, créait de nouveaux groupes d’intérêts, et, par conséquent, un nouveau matériel pour l’administration d’Etat. »

Arrêtons-nous à mi-chemin de la synthèse pour commenter ce premier passage. Mis à part le développement sur la révolution française, qui n’est peut-être pas si linéaire que cela , on constate un renforcement croissant du pouvoir de l’Etat, et surtout de l’appareil que cela implique : bureaucratie, armée, etc. Au cours de ce mouvement, l’Etat récupère pour son propre compte les formes de pouvoir autrefois concentrées en d’autres mains, sur le plan local, par exemple (ceci est à rapprocher du commentaire que Marx fait dans sa Critique de la philosophie du Droit de Hegel, sur le féodalisme). Le Premier Empire est ici décrit comme le moment culminant de cette évolution ; sur le plan qualitatif, la mise en place de l’appareil d’Etat moderne est achevée. Mais il reste encore une possibilité d’en développer quantitativement la sphère de domination. Tel est le sens que nous donnons à la dernière phrase de ce passage, qui montre qu’à la complexification croissante de la société par la division du travail, répond un élargissement de la sphère d’influence de l’Etat. Plus les groupes sociaux sont nombreux et diversifiés, plus le besoin d’Etat, lequel repose sur la division de la société en classes antagoniques aux intérêts opposés et inconciliables, se fait pressant. Comme nous le verrons en analysant l’épisode de la Commune de Paris, Marx analyse la révolution prolétarienne comme le point de départ de la ré-appropriation, par la majorité que constitue le prolétariat, de la gestion des intérêts collectifs de la société.

Nous trouvons dans le passage suivant, justement un descriptif de la façon dont ces fonctions ont été peu à peu accaparées par l’appareil d’Etat :

 » Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt supérieur, général, enlevé à l’initiative des membres de la société, transformé en objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. »

Mais le passage qui suit est encore bien plus important, car il montre que, en cette matière, la forme de l’Etat, qu’il s’agisse du despotisme ou de la forme républicaine, n’importe pas. La centralisation reste de toutes les façons un axe nécessaire, dans la mesure où il convient de lutter contre la révolution, représentée par la classe prolétarienne.

« La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. »

Enfin, la conclusion de cette synthèse, magistrale, préfigure en une phrase ce qui sera affirmé avec plus de force et qui formera le contenu explicite de l’analyse de la Commune de paris :

« Toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d’Etat comme la principale proie du vainqueur. » (id.p.125)

Dans une lettre à Kugelmann datée du 12 Avril 1871, soit en pleine Commune de Paris Marx affirme qu’il a développé le point de vue de la destruction de l’Etat dès le 18 Brumaire (cette lettre est citée par Lénine dans « le Cahier bleu »). Même si la formulation n’est pas exactement la même que dans « La guerre civile en France », rédigée vingt ans plus tard, on pourra confirmer ici que le thème de la destruction de l’Etat (bris de la machine d’Etat) est présent très tôt dans le développement de la théorie communiste.

Deux autres éléments importants sont contenus dans la suite de cette synthèse ; ils concernent d’une part le phénomène de la bureaucratie, d’autre part la base sociale sur laquelle s’appuie le pouvoir de Louis Bonaparte, à savoir la paysannerie. Marx souligne également le rôle d’appui que joua, dans ces circonstances, le sous-prolétariat.

Concernant la bureaucratie, Marx lui assigne une tâche historique fondamentale : « sous la monarchie absolue, pendant la première Révolution et sous Napoléon, la bureaucratie n’était que le moyen de préparer la domination de classe de la bourgeoisie. » Transposé sous d’autres latitudes, cet élément constitue, à n’en pas douter, également une des clés de la « question russe ». La bureaucratie, dont certains voulurent faire à tort une nouvelle classe n’a-t-elle pas également joué ce rôle historique en Russie ?

En ce qui concerne la paysannerie parcellaire, Marx montre que sa masse d’une part, sa configuration comme classe d’autre part, qui possède des intérêts identiques mais ne forme pas pour autant une communauté, en font le pilier d’un régime fort, qui prétend équilibrer les rapports de force au sein de la société en se situant au-dessus des classes en présence. Un peu plus loin, Marx explicite le rapport entre bureaucratie et paysannerie :

« La propriété parcellaire, par sa nature même, sert de base à une bureaucratie toute puissante et innombrable. Elle crée sur toute la surface du pays l’égalité de niveau des rapports et des personnes et, par conséquent, la possibilité pour un pouvoir central d’exercer la même action sur tous les points de cette même masse. »

Ainsi le rapport entre la paysannerie et Bonaparte est double : d’une part ce pouvoir en équilibre « ne repose pas dans les airs« , mais doit s’appuyer sur une classe nombreuse, ici la paysannerie ; d’autre part, même si cette classe, en raison de sa configuration sociale particulière, ne se donne pas de représentation politique au sens strict (elle ne se constitue pas en parti), il faut quand même qu’elle soit représentée, et elle trouve son représentant « naturel » dans la figure de l’Empereur.

Enfin, dans les dernières pages de l’ouvrage, Marx montre, avec une capacité d’anticipation qui ne doit rien à une quelconque prescience, mais tout à l’analyse concrète des situations historiques, en quoi l’issue nécessaire du Second Empire ne peut être qu’une nouvelle révolution. En effet, voulant à toute force instaurer un équilibre entre toutes les classes et fractions qui composent la société bourgeoise, Bonaparte les mécontente toutes et n’en satisfait aucune. Le ressort du bonapartisme est le clientélisme. Il faut donc prendre sans arrêt des mesures qui donnent à l’un en prenant à l’autre et finalement mécontentent tout le monde. D’où des mesures contradictoires sur le plan économique, une valse hésitation permanente, une généralisation de la corruption et des pratiques douteuses et (nous l’ajoutons) le recours à des expéditions aventureuses sur le plan de la politique extérieure (Mexique, Italie…, jusqu’à la guerre franco-allemande qui, en amenant la République, marque le début de la fin du régime bonapartiste).

Le texte du 18 Brumaire précise également un certain nombre de choses sur la nature profonde de la révolution prolétarienne :

« Les révolutions bourgeoises, comme celles du XVIII° siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent être pris dans des feux de diamants, l’enthousiasme extatique est l’état permanent de la société, mais elles sont de courte durée. Rapidement, elles atteignent leur point culminant, et un long malaise s’empare de la société avant qu’elle ait appris à s’approprier d’une façon calme et posée les résultats de la période orageuse. Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIX° siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser à nouveau de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de ses propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière et que les circonstances elles-mêmes crient :

Hic Rhodus, hic salta !

C’est ici qu’est la rose, c’est ici qu’il faut danser ! »

En renversant le féodalisme et en instaurant la république démocratique, la bourgeoisie, lorsqu’elle emprunte la voie révolutionnaire, ce qui a été le cas des bourgeoisies anglaise et française aux XVII° et XVIII° siècles, accomplit certes, une tâche herculéenne. Le Manifeste, cette « apologie de la bourgeoisie » le souligne ; pour cela, la bourgeoisie développera une idéologie universaliste et individualiste : la démocratie. De plus, contrairement au prolétariat, la bourgeoisie n’accomplit sa révolution politique qu’après s’être assurée une position dominante dans le commerce et la production. Lorsqu’éclate la révolution anti-féodale, la noblesse est depuis longtemps battue par le pouvoir de l’argent. Mais l’idéal de la bourgeoisie se heurte à sa propre réalité ; elle ne peut aller au-delà d’un certain stade sans susciter d’insolubles contradictions. Le prolétariat, lui, ne dispose, dans la société capitaliste d’aucune position acquise sur laquelle il pourrait prendre appui pour détruire cette société. C’est ainsi qu’il faut entendre la description dans le passage ci-dessus : lorsque la bourgeoisie a pris le pouvoir, et clos ainsi son cycle révolutionnaire, alors s’ouvre un autre cycle, qui est celui de l’affrontement avec le prolétariat. Mais cet affrontement n’est pas immédiat et son résultat ne peut se décider d’un seul coup. La contre-révolution enseigne, disait Bordiga à la suite de Marx. Le prolétariat apprend, cultive même ses échecs, revient sur son objet, progresse vers sa tâche qui est incomparablement plus grandiose que celle de la bourgeoisie : achever par une révolution décisive l’ère des sociétés divisées en classe, et de l’exploitation humaine.

En ce sens, la révolution prolétarienne se nourrit aussi bien de ses échecs que de ses victoires.

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Quelles leçons pouvons nous tirer, aujourd’hui de ce texte ?

En premier lieu, une critique de l’indifférentisme. L’indifférentisme en matière politique a été critiqué à de nombreuses reprises par Marx et Engels. Nous pouvons distinguer :

  • l’indifférentisme classique, qui est celui des anarchistes d’une part ou des immédiatistes, de l’autre, ce courant ayant toujours infesté les organisations communistes, depuis la Ligue des Communistes en 1848. Il s’agit de dire au prolétariat qu’il n’a pas à prendre part aux combats pour la décision de la forme politique, ni même, lorsque pour une raison ou une autre il n’a effectivement pas à y participer, à s’intéresser à la modification des relations en vigueur dans la sphère politique ;
  • la variante lassallienne ; d’une certaine manière Lassalle relève du même indifférentisme, lorsqu’il émet la théorie de la « masse réactionnaire » ; il estime que toutes les fractions, toutes les classes et tout le parti ne forment qu’une « même masse réactionnaire » contre le prolétariat. Marx et Engels ont critiqué cette notion, même si le dernier concédait, ce qui est juste, que Lassalle pouvait avoir raison à condition de viser ici la toute dernière phase d’un processus révolutionnaire où, effectivement, la montée en puissance du prolétariat aurait rejeté au fur et à mesure CONTRE lui, dans un bloc unique, TOUS les partis adverses, y compris les plus « avancés ».
  • La variante « décadenciste », « phasiste » ou « impérialiste », etc. bref, de tous ceux qui assignent à une date particulière une rupture fondamentale dans l’histoire du MPC et de ses formes de domination. Pour ces courants, la tactique de participation politique aurait été vraie à une certaine époque, mais ne le serait plus dans la mesure où aujourd’hui, toutes les formes de l’Etat se vaudraient.

Nous ne pouvons souscrire à aucun de ces termes ; notamment le dernier, dans lequel nous nous sommes situés officiellement de 1976 à 1998 et qui a perdu toute base théorique. Il faut considérer la continuité de l’histoire moderne du MPC, et aussi les ruptures, mais ne pas chercher celles-ci où elles ne sont pas.

Nous souhaitons pouvoir montrer ici qu’il est possible de défendre la continuité des positions de Marx et Engels, tout à la fois la critique radicale de la démocratie, la défense de l’autonomie du prolétariat et la réfutation des thèses indifférentistes. Le mouvement communiste actuel liquide d’un trait de plume ces problématiques en définissant tous les affrontements politiques au sein de la société comme étant des « luttes entre fractions de la bourgeoisie ; sous-entendu : elles ne nous concernent pas. Or, jamais Marx et Engels n’ont cessé d’interroger et d’analyser les épisodes politiques à leur époque, même lorsqu’ils mettaient aux prises deux « fractions de la bourgeoisie ».

Si Marx montre, notamment dans le 18 Brumaire, quelles sont les conséquences politiques des mouvements de classe et des relations entre ces classes et fractions, nous pouvons tout aussi bien renverser le point de vue et considérer que derrière les changements politiques à l’œuvre dans la société se déroulent, en vérité, des mouvements plus profonds dont ils sont le reflet. Autrement dit, si la lutte des classes détermine les mouvements des partis, alors l’étude du mouvement des partis est un bon indicateur du déroulement de la lutte des classes, ou du moins des relations entre ces classes. A moins de considérer que tout ceci n’a aucune importance, n’est qu’une illusion, ou pire une mascarade organisée par la classe dominante (version burlesque de l’indifférentisme de Lassalle). Mais dans ce cas le matérialisme aussi aurait disparu. Il faut bien que les classes sociales, y compris le prolétariat soient représentées dans la société, même si c’est sous une forme contradictoire, et contre-révolutionnaire. Le prolétariat, disait Marx « est révolutionnaire ou il n’est rien ». Il serait tout à fait erroné de comprendre cette phase comme signifiant la disparition corps et bien de la classe prolétarienne dans les phases où celle-ci ne dispose plus de SON expression politique autonome, autrement dit le parti de classe. Il est clair que dans ces périodes le prolétariat n’est rien du strict point de vue historique, mais il continue à exister, à lutter, à se manifester, à travers des formes détournées et contradictoires. Cette réflexion nous amènera forcément à poser la question du rôle de ce qu’Engels appelait déjà les « partis ouvriers bourgeois » et à en déterminer la teneur aujourd’hui si toutefois cette analyse mérite d’être reconduite stricto sensu.

Il serait erroné de croire que le mouvement communiste resurgira, pur et sans tâche, d’une « pure » lutte de classes qui se déclencherait, par exemple à l’occasion d’une crise. Il est une affirmation de Marx que nous avons trop perdu de vue, et qui consiste à dire que le prolétariat « reçoit des classes dominantes elles-mêmes son billet d’entrée pour la révolution ». Marx fait allusion, dans ce passage aux fractions de la classe bourgeoise qui sont critiques vis-à-vis de la société mais qui évidemment ne peuvent assumer jusqu’au bout les conséquences de leurs positions, ni même les mettre en actes, laissant au prolétariat la tâche de se mettre en avant, mais l’abandonnant lâchement dès qu’il apparaît dès que celui-ci prend en charge la réalisation de ces revendications, et, au-delà, élabore son propre programme radicalement révolutionnaire. Tel fut le rôle, par exemple du « prétendu parti social-démocrate », (baptisé dans d’autres passages « parti démocrate ») dénoncé par Marx dans le « 18 Brumaire ».

oOo

L’autre élément fondamental apporté par le « 18 Brumaire » consiste dans l’analyse du Bonapartisme. La question soulevée ici est celle de la pérennité de ce concept, en dehors du contexte particulier de la France de la seconde moitié du 19° siècle. Autrement dit, le Bonapartisme est-il une forme récurrente de l’Etat bourgeois, dont l’analyse nous permet de comprendre des phénomènes ultérieurs comme les fascismes européens des années 1930 ou les formes de pouvoir propres aux capitalismes moins développés de l’Amérique du Sud ou de l’Afrique après la décolonisation, notamment en ce qui concerne le rôle de l’armée comme substitut à la classe bourgeoise proprement dite. Ces remarques ne dispensent pas d’analyser les spécificités de ces phénomènes.

En suivant l’argumentation développée dans le « 18 Brumaire », nous pouvons caractériser le Bonapartisme comme :

  1. une forme de gouvernement « d’équilibre » entre les différentes classes ;
  2. qui surgit après la défaite du prolétariat, infligée par les forces démocratiques et les républicains bourgeois ;
  3. qui supprime les caractéristiques de la république bourgeoise, notamment certaines libertés formelles, mais flatte en même temps le réformisme ouvrier ;
  4. qui est sur le fond instable et dont l’issue ne peut être que la restauration de la république bourgeoise ou la révolution prolétarienne – tandis qu’à l’inverse, la démocratie, elle aussi instable ne peut aboutir, in fine, qu’à la révolution prolétarienne ou à la réaction ;
  5. qui se livre, en raison précisément de son instabilité, à des aventures extérieures sur le plan militaire ;
  6. qui repose sur les classes moyennes, l’idéal social et politique de celles-ci étant l’équilibre dans la société et l’éloignement de tout conflit de classe.

Si nous appliquons ces caractéristiques au fascisme et au nazisme par exemple, nous obtenons :

  1. un discours d’abolition de la lutte des classes ou de conciliation entre les classes (cf. programme fasciste de 1921) ;
  2. des mouvements qui n’apparaissent qu’à l’issue de la grande vague révolutionnaire 1917-1920, brisée par la bourgeoisie démocratique et la social-démocratie ;
  3. un élément accru de terrorisme, notamment dans le cas du nazisme en Allemagne ;
  4. qui n’ont duré que respectivement 22 ans (Italie) et 12 ans (Allemagne) et se sont trouvés remplacés dans les deux cas par des démocraties républicaines parlementaires classiques ;
  5. qui ont engagé des campagnes militaires (Ethiopie, Pologne, guerre mondiale), à la fois pour résoudre les problèmes internes et dans une perspective coloniale classique (matières premières, pillage, etc.) Il faut ici considérer bien sûr les éléments propres à ces deux pays dont l’histoire nationale est complexe et retardée par rapport aux autres pays européens. A cela il faut ajouter la dimension raciale dans le cas allemand, dû en partie à la dispersion des allemands de souche dans de nombreux territoires à l’Est de l’Europe et une logique expansionniste attachée à ce fait.

qui se sont appuyées sur leurs petites-bourgeoisies respectives comme force sociale (il faudrait ici analyser précisément les discours « anti-bourgeois » des deux régimes et des deux idéologies). Il faut souligner ici l’un des arguments de Trotsky, qui est probablement le plus lucide dans l’ analyse des régimes fasciste et nazi : Trotsky estime que ce trait caractéristique n’est pas applicable à ces régimes modernes, dans la mesure où la tendance du capitalisme aboutit à l’extinction des classes moyennes traditionnelles : artisanat et paysannerie. C’est vrai, mais de manière unilatérale ; car Trotsky ne perçoit pas suffisamment l’émergence des classes moyennes salariées caractéristiques du capitalisme moderne (employés de commerce, bureaucrates, fonctionnaires, employés des firmes industrielles, etc.) qui,mutatis mutandis, jouent le même rôle de tampon dans l’antagonisme social général de la société capitaliste.

Rappelons ici cette formulation d’Engels :

« Le bonapartisme est la forme nécessaire (nous soulignons) de l’Etat dans un pays où la classe ouvrière, très développée dans les villes, mais numériquement inférieure aux petits paysans à la campagne, a été vaincue dans un grand combat révolutionnaire par la classe des capitalistes, la petite-bourgeoisie et l’armée. »

(Ecrits militaires p.482-484)

N’est-ce pas là en grande partie la situation du fascisme en Italie et en Allemagne après les années 1920 ?

Mais ce cadre théorique peut et doit nous servir non seulement pour analyser l’histoire (avec ses résonances aujourd’hui, par exemple sur la possibilité ou non d’un retour d’une forme fasciste), mais aussi le présent et le futur. La Chine, constitue par exemple aujourd’hui un facteur crucial dans la réapparition d’une dynamique révolutionnaire, non seulement parce que son développement économique bouleversera de fond en comble les grands équilibres actuels de l’impérialisme mondial, mais aussi parce que ce mouvement s’accompagnera nécessairement d’un mouvement politique interne pour la démocratie, qui sera l’occasion pour le prolétariat chinois de mener sa lutte politique autonome et peut-être de relancer le processus historique de la révolution prolétarienne.