Texte complet à lire sur notre site :
www.robingoodfellow.info/pagesfr/rubriques/Nature_du_marxisme.htm
CRITIQUE DES FONDEMENTS DE L’INVARIANCE
Les bases matérielles des théories
Il y a une certaine ironie à constater que ce terme lui-même n’a jamais été évoqué par Marx et Engels. Si nous devions tracer l’égalité corps de doctrine invariant = nouveau mode de production, le phénomène serait, comme il est souligné, rarissime. L’histoire des idéologies ne se limite pas à une telle détermination. L’histoire des religions, par exemple, montre qu’elles sont le produit d’une construction historique et que suivant les circonstances, les rapports de force, les classes sociales et les rapports de production, elles sont le fruit d’intérêts matériels variés. Elles font aussi l’objet en leur sein de batailles féroces concernant l’exégèse des textes fondateurs qui sont eux-mêmes l’expression d’enjeux matériels. Les dogmes de l’Eglise ne sont pas nés en un jour et leur affirmation, pour n’en rester qu’à la religion chrétienne et catholique, s’est faite dans le cadre de modes de production différents qui se sont succédés en Europe. Les divers schismes sont loin d’avoir pour seule origine l’avènement d’un nouveau mode de production. Ces considérations n’excluent en rien la nécessité d’expliquer de façon matérialiste la présence continue de ces religions, leur développement et évolutions.
S’il est exact que la formulation de la théorie du prolétariat relève d’un saut qualitatif et qu’elle constitue une totalité organique, s’il est exact qu’elle est l’expression théorique du mouvement prolétarien dont la mission historique est de libérer l’humanité, elle ne peut être de ce point de vue strictement comparée aux autres idéologies compte tenu justement de son caractère scientifique qui la rend unique et en même temps la soumet aux règles du développement du matérialisme et de la science.
La théorie comme totalité organique
Il est tout à fait matérialiste d’affirmer que les grandes représentations théoriques ne se forgent pas de manière graduelle, mais se constituent en une totalité organique. Mais, il convient de distinguer l’émission des grands principes qui structurent un nouveau corps de doctrine de son développement ultérieur. Brièvement, le cadre philosophique et théorique que se forge la bourgeoisie pour monter à l’assaut des féodalités et monarchies à partir du 17° (Angleterre) et 18° (France, Amérique) siècles est formé au plan politique par la doctrine libérale et au plan philosophique par la philosophie des lumières ; en ce qui concerne le développement des sciences naturelles, comme Engels l’a montré dans « Dialectique de la nature », il s’agit du développement du rationalisme et du matérialisme.
Les grands moments de cette rupture ont été rappelés par Engels :
« L’acte révolutionnaire par lequel la science de la nature proclama son indépendance en répétant, pour ainsi dire, le geste de Luther lorsqu’il jeta au feu la bulle du pape, fut la publication de l’œuvre immortelle dans laquelle Copernic, – quoique avec timidité, et, pourrait-on dire, seulement sur son lit de mort, – défia l’autorité ecclésiastique en ce qui concerne les choses de la nature. De cet acte date l’émancipation de la science de la nature à l’égard de la théologie, bien que la discrimination dans le détail de leurs droits réciproques ait traîné jusqu’à nos jours et que, dans maints esprits, elle soit encore loin d’être acquise. Il n’empêche que le développement des sciences avança dès lors, lui aussi, à pas de géant, gagnant en force, pourrait-on dire, en proportion du carré de la distance décomptée (dans le temps) à partir de l’origine. Il fallait, semble-t-il, démontrer au monde que, désormais, le produit le plus élevé de la matière organique, l’esprit humain, obéissait à une loi du mouvement inverse de celle de la matière inorganique. » (Engels, Dialectique de la nature, Editions sociales, p.31)
Le fait de retenir une date ou un fait scientifique comme un jalon pour marquer les ruptures historiques, qui sont effectivement des ruptures qualitatives ne doit pas induire une coupure (qui serait elle-même métaphysique) entre un avant et un après, avec l’apparition d’une doctrine toute armée sortant d’un seul coup des entrailles de l’histoire. Nous verrons que le marxisme était capable d’effectuer la synthèse et le dépassement critique d’expressions antérieures qui étaient arrivées elles-mêmes (et en plus de manière séparée) au bout de ce qu’elles pouvaient apporter en matière de compréhension du monde. Le précipité que représente la fusion/dépassement/critique de ces éléments dans le marxisme constitue effectivement une rupture qualitative majeure. Mais il reste ensuite, dans le droit fil des principes théoriques ainsi fondés, à développer tous les éléments constitutifs de la théorie et à la soumettre à l’épreuve des faits et de la réalité. Pour emprunter une métaphore naturelle, si une éruption volcanique, après un temps de préparation et de bouillonnement interne se manifeste d’un seul coup, elle ne se situe pas moins dans la durée, avec d’autres explosions, des coulées durables de lave… avant que le paysage ne se recompose autour du cratère. Si le Manifeste du Parti communiste, constitue, tout comme la date de 1848, un de ces jalons dans l’émergence d’une nouvelle théorie de classe, cette théorie a toute latitude ensuite, pour se développer à l’intérieur du cadre ainsi fixé. De même que le nouveau-né, et même le fœtus, est entièrement conformé pour croître tout au long de sa vie et donc contient potentiellement toutes ses formes ultérieures, de même la théorie contient en germe tous ses futurs développements, encore faut-il non seulement les laisser s’exprimer, mais encore favoriser au maximum les conditions de cette croissance. De plus, ne s’agissant pas d’une science en dehors de l’histoire et de la lutte des classes, elle se développe dans le cadre du combat pour l’émancipation du prolétariat et de la compréhension des tendances inhérentes au mode de production capitaliste et se revitalise au contact des faits et des découvertes.
« …des faits historiques s’étaient imposés beaucoup plus tôt, qui amenèrent un tournant décisif dans la conception de l’histoire. En 1831 avait eu lieu à Lyon la première insurrection ouvrière ; de 1838 à 1842, le premier mouvement ouvrier national, celui des chartistes anglais, atteignait son point culminant. La lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie passait au premier plan de l’histoire des pays les plus avancés d’Europe, proportionnellement au développement de la grande industrie, d’une part, de la domination politique nouvellement conquise par la bourgeoisie d’autre part. Les enseignements de l’économie bourgeoisie sur l’identité des intérêts du capital et du travail, sur l’harmonie universelle et la propriété universelle résultant de la libre concurrence, étaient démentis de façon de plus en plus brutale par les faits. (…)
En conséquence, le socialisme n’apparaissait plus maintenant comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes produites par l’histoire, le prolétariat et la bourgeoisie. Sa tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l’économie qui avait engendré d’une façon nécessaire ces classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p. 55)
Le retour des théories sur elles-mêmes.
« Les moments – toute l’histoire du marxisme le prouve – où la lutte des classes redevient aiguë sont ceux où la théorie revient, avec de mémorables affirmations, à ses origines et à son expression première intégrale: il suffit de rappeler la Commune de Paris, la révolution bolchevique, le premier après-guerre en Occident. » (Bordiga)
Dans le cadre de ce que nous avons dit plus haut, ce retour aux fondements doit se comprendre comme la réaffirmation du cadre général qui perdure tout au long du cycle de validité de la théorie. On peut cependant noter que les exemples donnés par Bordiga sont autant de contre-exemples, car à chaque fois (1871, 1917…) il y a eu approfondissement, au sens où nous avons employé ce terme ci-dessus, et pas simplement répétition des invariants. Ceci est valable notamment sur la question de l’état (commune de paris) ou de la dictature du prolétariat (révolution bolchévique). Encore une fois, à chaque nouvelle explosion révolutionnaire il est nécessaire de revenir aux fondamentaux, mais en prenant aussi en compte les leçons des épisodes passés, tout comme l’histoire vivante.
Le rejet des enrichissements individuels
L’un des grands mérites du travail de Bordiga en général et du texte sur « L’invariance historique du marxisme » en particulier est de rappeler que la pensée et la connaissance humaine sont toujours le fruit d’un effort collectif et que l’individu qui parvient, à un moment donné, à synthétiser de manière claire et pure les idées d’une époque, ne le fait pas par génie personnel, mais par nécessité historique. Il est un produit de l’histoire et non un producteur indépendant de théorie ou d’idées.
Il en ressort que la critique marxiste prendra un soin tout particulier à ne pas se laisser influencer par les contributions individuelles, les recherches d’expressions « nouvelles » dues à des « penseurs » le plus souvent médiocres, produits de l’université ou de la recherche bourgeoise (ou pire, des médias). Ces lectures peuvent cependant nous apporter sur deux points : l’apport de faits ou de données (et encore, cet apport ne peut-il pas être abstrait (ce qui serait idéaliste) du cadre de références qui le porte), peut à la rigueur produire quelque intérêt pour la lecture de cette production, et c’est d’ailleurs bien dans ce sens que Marx dévorait quantité d’ouvrages, de toutes sortes, depuis les rapports des inspecteurs de fabrique jusqu’aux dernières livraisons sur les sciences naturelles de son temps ; par ailleurs, il ne faut pas non plus oublier que, dialectiquement, la vérité se situe aussi dans l’erreur, et qu’un écrit bourgeois peut constituer un élément pour la réflexion à condition évidemment de l’interpréter à la lumière de notre théorie et non de se laisser enfermer dans le raisonnement bourgeois.
Conclusion
Tout en conservant la fonction d’isoler le « parti » (théorie du « cordon sanitaire ») des influences délétères de l’idéologie bourgeoise le concept d’invariance a contribué à fossiliser le travail théorique, au sein du PCI – Parti communiste international – et des différentes fractions ou groupes qui ont suivi son éclatement en 1982. Au delà encore, la gauche communiste d’Italie ne s’est pas remise de l’échec de sa prévision du cours du mode de production capitaliste (qui prévoyait une « crise d’entre deux guerres » vers 1965, suivie d’une nouvelle crise décennale ouvrant l’alternative « guerre ou révolution » vers 1975). Là où il aurait fallu rechercher la source des erreurs dans un degré insuffisant de réappropriation du marxisme, une mauvaise intégration des faits (maintien d’un cycle décennal par exemple) et donc renforcer l’orthodoxie (y compris d’ailleurs sur les questions politiques – comme nous l’avons vu la gauche n’était pas aussi invariante que cela – sur le plan de l’appréciation de la démocratie par exemple), on s’est laissé aller à psalmodier un dogme vidé de son sens, tout en précipitant l’organisation dans l’activisme sous prétexte de la réalisation proche d’une prévision que rien ne venait confirmer. Si l’invariance est la fidélité à Marx, la Gauche s’en est largement éloignée, tandis que, pour notre part, nous avons revendiqué, dès 1976, le « retour à Marx ».